D’où viennent les coquelicots du 11 novembre ?

Difficile de passer à côté lors des cérémonies du 11 novembre. Le coquelicot est devenu un symbole lié aux commémorations de l’Armistice. En remontant les origines de cette tradition, l’historien Jacques Pauwels (La Grande Guerre des classes et Les mythes de l’Histoire moderne) nous explique comment les chants et poèmes contre la guerre ont été volontairement éclipsés par des tirades destinées à motiver les soldats à mourir au front. (IGA)


 

Dans tous les pays belligérants, les autorités s’inquiétaient de plus en plus à propos du malaise croissant parmi les citoyens civils ainsi que militaires, surtout les soldats ordinaires. En Grande-Bretagne et partout dans son empire, cette lassitude de la guerre se manifesta par le reflux de la marée des engagements volontaires dans l’armée. Le gouvernement dut même envisager l’introduction du service militaire obligatoire.

En tout cas, il était clair que, si l’engouement pour la guerre n’était pas encore tout à ait refroidi, il s’était quand même pour une bonne part envolé en fumée. L’ampleur de cette sorte de sentiments se refléta dans le succès d’une chanson pacifiste née en 1915 aux États-Unis, mais qui allait immédiatement connaître un énorme succès en Grande-Bretagne. Son titre était déjà éloquent : « Je n’ai pas élevé mon fils pour être soldat » (I Didn’t Raise My Boy to Be a Soldier).

Ten million soldiers to the war have gone,

Who may never return again.

Ten million mothers’ hearts must break      

For the ones who died in vain.

Head bowed down in sorrow

In her lonely years,

I heard a mother murmur thro’ her tears:

« I didn’t raise my boy to be a soldier,

I brought him up to be my pride and joy,

Who dares to place a musket on his shoulder,

To shoot some other mother’s darling boy?

Let nations arbitrate their future troubles,

It’s time to lay the sword and gun away,

There’d be no war today,

If mother’s all would say,

« I didn’t raise my boy to be a soldier ».

 

Dix millions de soldats sont partis à la guerre,

Qui pourraient n’en jamais revenir.

Les cœurs de dix millions de mères ont dû se briser

Pour ceux qui sont morts en vain.

La tête inclinée dans son chagrin

Et dans ses années de solitude,

J’ai entendu une mère murmurer dans ses larmes:

Je n’ai pas élevé mon fils pour être soldat,

Je l’ai élevé pour qu’il soit ma fierté et ma joie.

Qui ose lui placer un mousquet sur l’épaule

Pour qu’il tue un autre fils chéri par sa mère ?

Laissez les nations négocier leurs problèmes futurs,

Il est temps de déposer l’épée et le fusil,

Il ne serait nul besoin de guerre aujourd’hui

Si toutes les mères disaient

‘Je n’ai pas élevé mon fils pour être soldat’ »

 

Ce qui est remarquable dans le texte de cette chanson, c’est l’appel lancé aux nations à « déposer l’épée et le fusil » et de régler les différends par des « négociations » (arbitrations). En 1915, en effet, des voix s’élevèrent un peu partout pour mettre un terme à la guerre par le biais de négociations. Il est remarquable aussi que le texte parle de dix millions de mères au cœur brisé : la Grande Guerre décimera en effet environ dix millions de soldats. 

La popularité de cette chanson inquiéta les chefs politiques et militaires qui voulaient à tout prix continuer la guerre « jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’à la victoire qu’ils avaient prévue avant Noël 1914. Plus troublant encore pour ces gentlemen fut un écho venant du front en France et en Belgique, ou les meurtrières batailles du début de la guerre avaient été suivies par la terrible guerre des tranchées. Chez les soldats britanniques, ainsi que chez leurs camarades des autres pays de l’Empire britannique, apparut en ce temps-là une chanson destinée à devenir très populaire, avec un titre significatif « I want to go Home » (Je veux rentrer chez moi) :

I want to go home,

I want to go home.

I don’t want to go in the trenches no more,

Where whizzbangs and shrapnel they whistle and roar.

Take me over the sea, where the Alleyman can’t get at me.

Oh my, I don’t want to die, I want to go home.

 (…)

Take me over the sea, where the snipers they can’t get at me.

Oh my, I don’t want to die, I want to go home.

 

Je veux rentrer chez moi,

Je veux rentrer chez moi.

Je ne veux plus aller dans les tranchées,

Où les détonations des balles et des obus sifflent et rugissent.

Emmenez-moi par-delà la mer, où l’Allemand ne pourra m’avoir.

Ô mon Dieu, je ne veux pas mourir, je veux rentrer chez moi.

(…)

Emmenez-moi par-delà la mer, où les tireurs ne pourront m’avoir.

Ô mon Dieu, je ne veux pas mourir, je veux rentrer chez moi

 

Les autorités britanniques auraient sans doute préféré que des chansons ou des poèmes plus patriotiques et guerriers eussent été produits par leurs soldats, mais il n’en fut rien. C’est dans cette situation que, au printemps 1915, un officier vint à la rescousse. Le 3 mai 1915, dans les environs d’Ypres, John McCrae, un lieutenant-colonel canadien connu comme fervent partisan de l’Empire britannique (dont son pays faisait encore partie comme dominion) et de la guerre, concocta un poème dans lequel il appelait ses hommes à tenir envers et contre tout.

Ce poème n’était autre que le mondialement célèbre In Flanders’ Fields (Dans les champs de Flandre) avec sa saisissante description des coquelicots rouges (poppies) fleurissant entre les croix des tombes des morts et des alouettes qui, malgré le grondement des canons, continuaient à chanter courageusement au-dessus des têtes des soldats :

In Flanders fields the poppies blow

Between the crosses, row on row,

That mark our place; and in the sky

The larks, still bravely singing, fly

Scarce heard amid the guns below.

 

We are the Dead. Short days ago

We lived, felt dawn, saw sunset glow,

Loved and were loved, and now we lie,

In Flanders fields.

Take up our quarrel with the foe:

To you from failing hands we throw

The torch; be yours to hold it high.

If ye break faith with us who die,

We shall not sleep, though poppies grow

In Flanders fields.

 

Dans les champs de Flandre, les coquelicots fleurissent

Entre les croix, d’une rangée à l’autre,

Qui indiquent notre endroit; et en l’air

Les alouettes, tout en chantant bravement, volent

Alors qu’on les entend à peine en dessous, parmi les canons.

Nous sommes les morts. Il y a quelques jours

Nous vivions, sentions l’aube, voyions le soleil descendre,

Aimions et étions aimés, et maintenant nous gisons,

Dans les champs de Flandre.

Reprenez notre combat avec l’ennemi:

À vous, les mains défaillantes, nous vous jetons

Le flambeau, à vous de le porter bien haut.

Si vous rompez votre parole à nous qui mourons,

Nous ne dormirons pas, même si les coquelicots fleurissent

Dans les champs de Flandre

 

Dans son brillant ouvrage sur la Grande Guerre, The Great War and Modern Memory, un historien américain, Paul Fussell a remarquablement disséqué ce poème. Il l’a qualifié d’instrument littéraire « presque odieux et stupide », mais particulièrement puissant et efficace en matière de propagande guerrière, de jusqu’au-boutisme — dans lequel, naturellement, le vers « reprenez notre combat avec l’ennemi » saute aux yeux.

Le poème était puissant et efficace, parce qu’il utilisait des images auxquels les « troglodytes » des tranchées étaient bien habitués et qui les interpellaient, comme le ciel (sky) s’étendant haut au-dessus de leurs têtes, l’aube (dawn) et le soleil couchant (sunset) dont ils étaient témoins quotidiennement, les alouettes intouchables hautes dans le ciel, le sommeil apportant le repos — et les coquelicots rouges qui, traditionnellement, étaient liés non seulement au sommeil et à la torpeur, mais aussi à l’amour, au sang et au martyre. Pour le soldat et poète britannique Isaac Rosenberg, les coquelicots fonctionnaient également comme un puissant symbole dans ce sens ; dans son poème « Break of Day in the Trenches » (Aube dans les tranchées), il écrivit que « les racines des fleurs de pavot jaillissent des veines des soldats ».)

Ce n’est pas un hasard si les coquelicots fleurissaient abondamment dans les Flanders’ Fields au printemps 1915. Normalement, les minuscules semences de cette fleur s’enfoncent profondément dans le sol pour y attendre parfois des années durant que le sol y soit retourné pour l’une ou l’autre raison et, alors, exposées à la lumière du soleil et à la chaleur, elles s’épanouissent brusquement. Avec le creusement des tranchées et les explosions de dizaines de milliers d’obus dès l’automne 1914, les conditions étaient créées dans les environs d’Ypres pour une floraison spectaculaire des coquelicots au printemps suivant et, naturellement, à proximité des tranchées et dans le no man’s land.

Avec ses poppies, le poème de McCrae s’adressait donc certainement à l’imagination des soldats canadiens et britanniques. Mais plus efficace encore en tant que facteur de motivation, il y a le fait que le poème semblait être un appel émanant des camarades tombés. Il insinuait de façon particulièrement fine que ne pas tenir bon dans « notre [sic] différend avec l’ennemi » (our quarrel with the foe) aurait été une sorte de trahison, une transgression grossière contre le précepte de solidarité qui liait les hommes — les vivants comme les morts ! Ne pas tenir était simplement impensable, car cela équivalait à trahir les camarades morts et à les empêcher de trouver le repos dans un sommeil éternel, même s’ils étaient enterrés dans un paysage décordant de coquelicots, des fleurs aux vertus soporifiques :

Si vous rompez votre parole à nous qui mourons,

Nous ne dormirons pas, même si les coquelicots fleurissent

Dans les champs de Flandre.

Un tel poème « jusqu’au-boutiste » ne pouvait qu’être du goût des autorités militaires et politiques et des médias. McCrae reçut des quantités de lettres et de télégrammes pour le féliciter et l’encenser. In Flanders’ Fields fut publié début décembre 1915 dans le magazine nationaliste britannique Punch et c’est ainsi que débuta la carrière de l’un des poèmes les plus connus et les plus cités de la Grande Guerre. La raison n’en est pas que les simples soldats l’appréciaient beaucoup, ce qui semble même n’avoir pas été du tout le cas. La véritable raison, c’est qu’il allait être systématiquement utilisé, d’année en année, pour faire de la propagande en faveur de la guerre et contre le pacifisme, en faveur de la vente d’obligations de guerre, du recrutement de volontaires dans tout l’Empire britannique et, plus tard, aux États-Unis et au Canada même, en 1917, en faveur de l’introduction du service militaire obligatoire, contre lequel il y aurait beaucoup de résistance, surtout au Québec. Même de nos jours, le coquelicot rouge reste associé non seulement aux commémorations de la guerre, mais aussi au nationalisme et au militarisme ; c’est pour cette raison qu’aux occasions telles que le 11 novembre les pacifistes britanniques ont récemment commencé à porter un coquelicot différent, de couleur blanche.

Le coquelicot fit également son apparition dans un tout autre produit littéraire et musical de 1915, pas militariste, cette fois, mais fortement antimilitariste, à savoir Au bois Le Prêtre, une chanson française inspirée par les combats, en septembre 1914, du tristement célèbre Bois-le-Prêtre en Lorraine, où le coquelicot rouge symbolisait les décorations que Dieu aurait fait pleuvoir sur les tombes des poilus morts :

Si, du canon bravant l’écho,

Le soleil y risque un bécot,

On peut voir le coquelicot

Partout renaître…

Car, dans un geste de semeur,

Dieu, pour chaque Poilu qui meurt,

Jette des légions d’honneur

Au Bois-le-Prêtre

 

Source: Investig’Action

 

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