La France accueille une réunion suspecte des puissances occidentales sur l’Afghanistan, tandis que la Russie et la Chine renforcent leurs relations avec les talibans au pouvoir.
Le 7 mars, les puissances occidentales se sont réunies à Paris pour une réunion restreinte sur les talibans et la situation en Afghanistan. Il s’agissait d’une réunion exclusive des représentants et envoyés spéciaux pour l’Afghanistan de l’Australie, du Canada, de l’Union européenne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Norvège, de la Suisse, du Royaume-Uni et des États-Unis.
Le choix aléatoire a été frappant – sur la base du besoin de savoir – la Turquie est exclue, la Norvège est admise. On peut supposer que l’Occident ne fera pas confiance aux Turcs pour garder des secrets. Mais la Norvège s’est rendue indispensable en tant que pays européen doté d’un appareil de renseignement de premier ordre qui a servi les intérêts occidentaux.
Curieusement, l’Australie et le Canada ont participé, mais ils font partie de l’alliance de partage de renseignements Five Eyes. Cette alliance est présente partout où il est question de déstabiliser la Russie ou la Chine. C’est Washington qui décide de tout cela.
La réunion de Paris tire la sonnette d’alarme. Le 7 mars, le Conseil de sécurité des Nations unies a également tenu une réunion sur les femmes et la paix au siège des Nations unies à New York, au cours de laquelle, fait intéressant, l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield a mis entre parenthèses « la violence et l’oppression des femmes et des filles » en Afghanistan, en Iran et dans les « régions de l’Ukraine occupées par la Russie« .
L’intérêt excessif de la France pour l’organisation de la réunion n’est pas surprenant. La France encadre le soi-disant Front de résistance nationale d’Afghanistan (NRFA) dirigé par les Panchiris fidèles à Ahmad Massoud, fils aîné du chef militaire antisoviétique Ahmad Shah Massoud.
Le président Emmanuel Macron a joué un rôle actif pour convaincre le président tadjik Emomali Rahmon de prêter son pays comme sanctuaire au NRFA pour organiser une insurrection armée contre le gouvernement taliban de Kaboul avec l’aide de l’Occident.
Macron a une dent contre le groupe Wagner de la Russie qui a remplacé les troupes françaises dans la région du Sahel en Afrique du Nord, qui était le terrain de jeu de la France depuis le déploiement de troupes en 2015 au Burkina Faso, au Tchad, au Mali, en Mauritanie et au Niger pour établir des bases militaires, soi-disant pour lutter contre les « djihadistes ».
Mais la présence française est devenue de plus en plus impopulaire dans la région et la menace islamiste n’a fait que s’étendre tandis que la France se mêlait de politique locale dans ses anciennes colonies, et finalement, les motivations de Macron sont devenues suspectes aux yeux des Africains et la perception s’est accrue que le corps expéditionnaire français agissait davantage comme une force d’occupation.
Alors que les États africains commençaient à remplacer les contingents français par le groupe privé russe Wagner, Macron a annoncé en novembre la fin de sa célèbre « opération Barkhane ». Macron cherche des occasions de riposter à la Russie dans son propre jardin, dans le Caucase et en Asie centrale. Mais il frappe bien au-dessus de son poids.
Néanmoins, la réunion de Paris du 7 mars a exprimé « une grave préoccupation concernant la menace croissante des groupes terroristes en Afghanistan, y compris l’ISKP, Al-Qaïda, le Tehrik-i-Taliban-Pakistan et d’autres, qui affecte profondément la sécurité et la stabilité à l’intérieur du pays, dans la région et au-delà, et a appelé les talibans à respecter l’obligation de l’Afghanistan de refuser à ces groupes un refuge sûr » (accentuation ajoutée).
La déclaration commune est soigneusement rédigée – un alibi pour l’intervention occidentale est maintenant disponible.
Les talibans ont en fait remporté des succès considérables sur le terrain en stabilisant leur régime contre vents et marées. Mais les puissances occidentales sont furieuses de voir que les talibans ne se plient plus en quatre pour chercher à s’engager. Le soutien de l’Occident à la NRFA a contrarié les Talibans, qui y voient le retour des seigneurs de la guerre financés par l’Occident.
La NRFA n’a pas réussi à s’imposer. Malgré la diplomatie personnelle de Macron avec Rahmon, ce dernier ne peut se permettre de contrarier Moscou – et la priorité absolue du Kremlin est de stabiliser la situation sécuritaire afghane d’une manière ou d’une autre. Les Russes et les Chinois sont prêts à travailler avec les talibans et à faire d’eux des acteurs de la sécurité et de la stabilité de leur pays.
En effet, le jour même où les puissances occidentales se sont réunies à Paris, New Delhi a annoncé qu’elle expédiait un autre lot de 20 000 tonnes de blé à l’Afghanistan via la route de Chabahar, au titre de l’aide humanitaire.
L’ambassadeur russe à Kaboul, Dmitry Zhirnov, a également évoqué le renforcement de l’engagement de la Russie auprès des talibans, en mettant l’accent sur les liens économiques.
(Il est intéressant de noter que l’ambassadeur a révélé que Moscou pourrait réparer et rouvrir le très stratégique tunnel de Salang – un héritage soviétique – qui relie Kaboul au nord de l’Afghanistan et à l’Asie centrale).
La Chine a récemment signé un accord pétrolier et gazier d’une valeur de 540 millions de dollars et a conclu un accord pour extraire du pétrole dans le bassin de l’Amu Darya, dans le nord de l’Afghanistan. L’un des premiers appels téléphoniques du nouveau ministre des affaires étrangères, Qin Gang, après sa nomination, a été d’appeler son homologue taliban à Kaboul pour souligner les problèmes de sécurité en Afghanistan.
Il ne fait aucun doute que des préoccupations similaires ont été exprimées lors de la récente rencontre au Kremlin entre le président russe Vladimir Poutine et le conseiller indien à la sécurité nationale Ajit Doval.
La Russie est très désireuse de travailler avec l’Inde en ce qui concerne l’Afghanistan. La Chine partage les préoccupations russes concernant la sécurité et la stabilité de l’Afghanistan. Au contraire, les États-Unis et l’Union européenne estiment que les préoccupations de la Russie dans le conflit ukrainien constituent un moment opportun pour remuer le couteau dans la plaie de l’Asie centrale. Mais il s’agit là d’une hypothèse simpliste et intéressée.
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken, qui s’est rendu en Asie centrale le mois dernier, a appris à son grand désarroi que les États de la région n’étaient tout simplement pas intéressés par les jeux à somme nulle de Washington. La déclaration commune publiée à l’issue de la réunion de M. Blinken avec ses homologues d’Asie centrale s’est abstenue de toute référence critique à l’égard de la Russie (ou de la Chine).
Le professeur Melvin Goodman de l’université Johns Hopkins, un auteur réputé qui a été analyste à la Central Intelligence Agency, a décrit la tournée de Blinken en Asie centrale, la première d’un haut fonctionnaire de l’administration Biden dans la région, comme « une entreprise insensée qui n’a fait qu’exposer la futilité des efforts américains pour pratiquer un double endiguement de la Russie et de la Chine… »
« Les cinq pays d’Asie centrale ont refusé de soutenir les États-Unis dans la résolution de l’ONU du mois dernier appelant la Russie à retirer ses troupes d’Ukraine et à reconnaître la pleine souveraineté de l’Ukraine sur son territoire. Les cinq pays d’Asie centrale auront besoin du soutien de la Russie ou de la Chine s’ils sont confrontés à une opposition interne dans leur propre pays. »
La position neutre des États d’Asie centrale est cohérente avec leur position indépendante sur les régions ex-soviétiques séparatistes d’Abkhazie, d’Ossétie, de Crimée, de Lougansk, de Donetsk, de Zaporozhya et de Kherson. L’essentiel est là : Moscou n’a jamais menacé les pays d’Asie centrale en leur disant : « Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous« .
Les habitants de l’Asie centrale ont assisté au retrait de l’alliance occidentale d’Afghanistan et ne la considèrent pas comme un fournisseur fiable de sécurité. Ils se méfient également de la complaisance de l’Occident à l’égard des groupes extrémistes. La croyance largement répandue en Asie centrale est que l’État islamique (ISIS) est une création américaine.
Par-dessus tout, les pays occidentaux poursuivent des politiques étrangères mercantilistes, lorgnant sur les ressources minérales de la région, mais ne s’intéressant pas à son développement. En revanche, ils sont intrusifs et prescriptifs.
Lors de la réunion de Paris, à huis clos, la contribution américaine aurait été que les États d’Asie centrale ne soutiendront pas un projet de changement de régime en Afghanistan. Même le Tadjikistan, qui a des affinités ethniques avec la population tadjike d’Afghanistan, prendra ses distances avec la NRFA, de peur d’être entraîné dans une guerre civile afghane. Macron se considère comme un charmeur né, mais Rahmon est un réaliste pur et dur.
Pour l’avenir, le véritable danger est que, n’ayant pas réussi à faire plier les talibans, ni à créer un mouvement de résistance anti-taliban, ni à inciter les États d’Asie centrale à se dissocier de Moscou et de Pékin, les États-Unis et leurs alliés n’aient plus d’autre choix que de créer des conditions anarchiques en Afghanistan où il n’y a pas de vainqueurs.
La montée en puissance de l’État islamique et ses menaces ouvertes à l’encontre des ambassades russe, pakistanaise, chinoise, iranienne et indienne en poste à Kaboul sont autant de signes avant-coureurs. La réunion à Paris des espions et « diplomates » occidentaux a été un exercice de bilan.
M K Bhadrakumar est un ancien diplomate indien. Suivez-le sur Twitter @BhadraPunchline.
Cet article a été réalisé en partenariat par Indian Punchline et Globetrotter, qui l’ont fourni à Asia Times.
Traduit de l’anglais par Afrique-Asie
Photo: Twitter