Les éditions Delga viennent de publier Entre la plume et le fusil, un ouvrage de Claudia Gilman, qui retrace de manière exhaustive les débats dans le milieu intellectuel latino-américain, profondément marqués par la victoire des guérilleros cubains à la Sierra Maestra et l’apparition de la figure de l’intellectuel engagé. Sans concessions, ce livre expose finement les côtés clairs-obscurs de ces écrivains qui se sentaient appelés à participer à la « libération de leurs peuples » et se retrouvaient rattrapés par des contradictions comme leur origine sociale bourgeoise, leur appétit insatiable pour les succès éditoriaux, ou encore leur vision morcelée en raison de la distance géographique. Cet ouvrage offre donc un contre-champ très parlant à propos de la stratégie et de l’activisme dans le milieu culturel européen de la Guerre Froide auquel certains de ces « intellectuels engagés » se sont prêtés, consciemment ou inconsciemment. Dans cet extrait, Gilman analyse l’importance accordée à la culture par la Révolution cubaine ainsi que son approche originale, à des années-lumière du conformisme et du copier-coller du canon occidental.
« L’avant-garde naît en Europe de la crise du monde capitaliste. Mais il se trouve que nos sociétés arriérées n’ont ni ne peuvent avoir de crises similaires. Est-ce pour cela qu’on doit se passer de ce qui a conquis l’avant-garde ? Peut-on nous renfermer dans des expressions sauvages et déplorablement folkloriques? (…) Dans notre cas, aux termes d’avant-garde – en soi-même très conflictuel – et de sous-développement s’ajoute celui de révolution. Il s’agit de faire un art d’avant-garde dans un pays sous-développé en révolution (1). » Roberto Fernández Retamar (2)
« L’avant-garde n’est pas une difficulté gratuite, mais surtout de la subversion face aux attitudes et aux modèles caducs. Cet usage de la simplicité est, dans le meilleur sens du terme, subversif. » Mario Benedetti (3)
« On devra sacrifier, s’il est nécessaire, des genres, des écoles, des styles, l’esthétique entière, face à l’urgence mortelle de créer cette consolidation d’un nouveau rapport des forces productrices. » Edmundo Desnoes (4)
Les épigraphes qui précédent ce paragraphe devraient produire un effet de perplexité. Pour les écrivains cubains (plus que pour leurs collègues du continent), la révolution portait une grande promesse de bonheur (5), le rassemblement des avant-gardes littéraires et politiques.
La possibilité de penser à cette union ou essor réciproque, comme on l’imagina à un certain moment, était facilitée par l’existence d’une avant-garde politique reconnue en tant que telle et qui avait été même théorisée comme « avant-garde » au sens large, militaire, du terme; il est possible que ce phénomène se soit répété dans l’Argentine de la fin de l’époque, lorsque l’émergence de noyaux militants qui prétendaient former des avant-gardes politiques donna lieu à une volonté de configurer une avant-garde artistique qui se combinât avec l’avant-garde politique. C’est sans doute pourquoi nombre d’artistes cubains pariaient très fortement sur un renouvellement avec un vocabulaire esthétique où le mot avant-garde pouvait apparaître plus souvent, même si le débat esthétique dans le contexte de la Révolution cubaine n’était pas toujours facile. Cependant, plusieurs artistes cubains nourrissaient l’espoir de pouvoir réparer ce que Sánchez Vázquez avait défini comme « l’erreur historique des avant-gardes marxistes-léninistes », qui, en rejetant les formes modernes d’expression, détournaient les avant-gardes de la politique (6).
Les disputes artistiques entre les défenseurs de l’« esthétique de la rupture » et du « grand rejet » et les défenseurs du réalisme (socialiste) estompaient de façon plus aigre les possibilités de l’utilisation du terme « réalisme ». Les arts plastiques et le cinéma cubains déconcertaient, à cause de leur audacieuse réponse au renouvellement, les critiques européens. En 1967, la galerie londonienne Ewan Philips présenta l’exposition « Art cubain contemporain », dans laquelle on montra des œuvres d’Amelia Peláez, René Portocarrero, Raúl Millán, Fayad Jamís, Luis Martínez Pedro, Mariano Rodríguez, Raúl Martínez (qui exposa la célèbre série inspirée des boîtes de soupe Campbell d’Andy Warhol, avec le visage de Fidel Castro). Antonio Cisneros décrivit l’hétérogénéité de styles, techniques et courants de l’exposition, où se mêlaient
« (…) des fleurs, des feuilles et des fruits comme un vitrail baroque forgé à l’époque de la colonisation, le visage de Fidel sept fois, le visage de Martí sept fois, sept fois le drapeau de Cuba; rêves, tripes, ombres, tachisme, surréalisme, abstrait, une Vierge populaire, pop, expressionnisme et aussi d’autres choses (7). »
Peu importe si les œuvres exposées étaient ou non d’avant-garde, puisqu’il semblait évident que la signification du terme est loin d’être claire. Ce qu’il valait la peine de souligner, c’était la surprise de la critique britannique face à la liberté et au cosmopolitisme des travaux, qui l’amenait à mettre l’accent sur le fait que le socialisme cubain s’était débarrassé des vieux schémas du réalisme social, ce qui était sans doute un des paris les plus importants du champ artistique cubain, et ce qui démontrait la radicale originalité de sa révolution politique et esthétique.
Une invitée française au Congrès culturel de La Havane s’étonnait de la présence du nouveau et du moderne de l’expression : dans l’art de l’affiche, dans le lien avec le pop, dans le cinéma, que dégageait la narration linéaire, la chronologie, l’histoire par le biais d’un montage expérimental. Au lieu de ce à quoi on « s’attendait » (une masse de documents, statistiques et photos), l’exposition « Tercer Mundo » [« Tiers-Monde »] montrait la présence du Vietnam sur des affiches pop, têtes de néon avec l’image du Che et tous les moyens modernes d’animation (8). »
La défense d’un art d’avant-garde connut un développement souterrain et parfois secret, qui atteignit son apogée en 1968, lorsque les conditions d’utilisation du mot « avant-garde » pour se référer à l’art trouvèrent à Cuba leurs limites historiques : la question clef était de savoir si l’on pouvait faire de l’art ou de la littérature « nouveaux » (même si on le pensait de façon avant-gardiste, expérimentaliste ou non) dans un continent dépendant, économiquement et politiquement, et dans des pays où le seul public possible pour les produits artistiques se recrutait dans les rangs de la classe moyenne. Rien de plus éloigné du peuple que cet art ou n’importe quel autre. C’est pourquoi Roberto Fernández Retamar affirmait qu’il devait en rabattre quant aux hypothèses sur l’essor réciproque de l’avant-garde artistique et l’avant-garde politique, en se basant sur le fait que seuls les révolutionnaires pouvaient être considérés comme « d’avant-garde ». En outre, il déclarait :
« Aujourd’hui j’ai moins de confiance en l’univocité, en la clarté d’une expression comme “ avant-garde esthétique ”, qui porte en elle plusieurs confusions. En Europe on a beaucoup expliqué, me semble-t-il, le sens de cette dénomination, qui se réfère à une époque concrète qui n’est plus. Par rapport à la littérature et à l’art actuels des pays capitalistes – puisque l’expression est née chez eux, provient d’eux –, que signifie exactement, aujourd’hui, l’avant-garde esthétique ? Et dans les pays socialistes, en particulier les sous-développés, comme le Vietnam, la Corée du Nord ou Cuba ? (…) C’est pourquoi je crois que pour éclaircir les choses peut-être est-il plus convenable de commencer par se passer d’une nomenclature qui s’est révélée inefficace. » (9)
Quelques années plus tard et pour dissiper tout malentendu, il définissait le terme « avant-garde » comme « susceptible de plusieurs malentendus et de plusieurs polémiques vaines » en suivant des « critères académiques » pour délimiter, pour réduire le terme « avant-garde » à la définition de Miklós Szabolcsi dans sa communication pour le Ve Congrès de l’Association internationale de littératures comparées (tenu à Belgrade, en 1967), c’est-à-dire : « Les célèbres mouvements de révolte (…) entre 1905 et 1938. » (10)
Comme explication du phénomène des relations complexes entre l’avant-garde artistique et l’avant-garde politique (lorsque tous deux coïncident en un moment historique), la distinction faite par Susan Buck-Morss entre vanguardia et avant-garde nous semble plus que suggestive (11). Cette distinction sert à résoudre les malentendus autour du problème de la relation entre les avant-gardes politiques et les avant-gardes esthétiques et, par conséquent, le lien entre les intellectuels et les politiques. En se référant au contraste entre l’expérience de Lukács au Soviet de Budapest et les discussions d’Adorno sur Marx avec son cercle littéraire de Berlin, Buck-Morss observe comment de ces circonstances émergeaient deux conceptions antagoniques quant au rôle des intellectuels qui, d’après Lukács, devaient être l’avant-garde de la révolution, tandis que pour Adorno ils constituaient l’avant-garde révolutionnaire. Selon cette auteure, « malgré la commune origine militaire de la renaissance des deux mots, ses significations prenaient des sens divergents dans l’histoire », puisque, spécifiquement, la « connotation militaire du terme avant-garde était devenue purement métaphorique pendant le XIXe siècle » et « s’appliquait davantage à la praxis esthétique et littéraire qu’à la socio-politique. »
L’avant-garde rejetait la tradition culturelle bourgeoise, mais ce refus fonctionnait comme protestation sociale et était dans plusieurs cas une considération secondaire. La notion d’avant-garde signifiait que le rôle de l’intellectuel était de leadership et de pédagogie politique, tandis que le modèle de l’avant-garde définissait l’intellectuel comme expérimentateur, défiant constamment le dogme, de sorte que son leadership était plus exemplaire que pédagogique. Ce qui importait, par conséquent, « n’était pas – selon Buck-Morss – l’origine bourgeois des techniques, mais l’attitude critique que l’intellectuel leur apportait. » (12)
(…)
Notes :
- Les italiques sont dans l’original.
- Roberto Fernández Retamar, « Hacia una intelectualidad revolucionaria en Cuba » [« Vers une intelligentsia révolutionnaire à Cuba »], dans Casa de las Américas, La Havane, numéro 40, janvier-février 1967, 15.
- Mario Benedetti, « Roberto Fernández Poesía desde el cráter » [« Roberto Fernández Retamar. Poésie depuis le cratère »], dans Marcha, Montevideo, numéro 1382, 7 décembre 1967 et dans Letras del continente mestizo [Lettres du continen métis], Montevideo, Arca, 1967, p. 210.
- Edmundo Desnoes, dans Roque dalton et alii, El intelectual y la sociedad [L’intellectuel et la société], Mexico, Siglo XXI, 1969, 39.
- En français dans le texte original. (n.d.t)
- Adolfo SáncheZ Vázquez, « Vanguardia artística y vanguardia política » [« Avant- garde artistique et avant-garde politique »], dans Casa de las Américas, La Havane, numéro 47, mars-avril 1968, 112-115.
- Antonio Cisneros, « Siete Fideles en Londres » [« Sept Fidel à Londres »], dans Amaru, Lima, numéro 4, octobre-décembre 1967, p. 66.
- Hélène Parmelin, « Art et révolution à La Havane », dans Les Temps Modernes, Paris, année XXIII, mars, 1968, 1669.
- Mario Benedetti, « Fernández Retamar, o las preocupaciones de un optimista » [« Fernández Retamar ou les soucis d’un optimiste »], (interview), dans Marcha, Montevideo, numéro 1562, 24 septembre 1971, 12.
- Roberto Fernández Retamar, « Sobre la vanguardia en la literatura latinoamericana » [« Sur l’avant-garde latino-américaine »], dans Casa de las Américas, La Havane, numéro 82, janvier-février 1974, 119.
- En espagnol puis en français dans le texte. (n.d.t)
- Susan Buck-Morss, Origen de la dialéctica negativa [Les origines de la dialectique négative], Mexico, Siglo XXI, 1981, 84-86.
Traduit de l’espagnol par Luis Dapelo
Cet extrait a été reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur Delga. Tous droits réservés.
Entre la plume et le fusil