Il y a peu, des journalistes économiques ont vu « les premiers signes de rétablissement ». Mais, les bourses dégringolent à nouveau. Et ensuite ?
INTERVIEW: RUBEN RAMBOER
Fin 2008, on pensait la crise actuelle comparable à celle des années 30. Depuis peu, on parle de « vive relance économique ». Et, aujourd’hui, les économistes parlent de « double creux de vague », d’une nouvelle récession à cause des dettes des États. Qu’en est-il ?
Le capitalisme a perdu le nord. En septembre 2008, éclatement de la crise des banques et du crédit, tout le système financier s’effondre. Comme en 1929, c’était le signal de départ d’une crise profonde et sans doute longue de l’économie réelle. Fin 2009, les économistes et hommes politiques annonçent une reprise :nous, nous pensions qu’elle serait de courte durée. Aujourd’hui,c’est évident; l’État a guéri le système financier et, maintenant, c’est lui qui est gravement malade. Les marchés financiers doutent que les États puissent rembourser leurs dettes et les obligent à des efforts budgétaires extrêmes qui à leur tour hypothèquent la croissance. Ils ont aussi entamé une vague de spéculation contre quelques pays comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal pour les forcer à faire des efforts budgétaires et l’Union européenne (UE), elle aussi, impose des économies pour sauver l’euro. Au total, cette grosse vague d’économies va à son tour hypothéquer la fragile reprise. Et cette crainte du « deuxième creux de la vague » deviendra peut-être réalité.
Pourquoi une crise économique a-t-elle suivi une crise financière ?
En fait, c’est l’inverse.
Comment ça ?
La cause est à chercher dans la sphère de la production. À la base de toute crise, il y a un problème de surproduction. Le capitalisme, veut toujours s’accaparer les parts de marché des concurrents en produisant à meilleur marché. Ce n’est possible qu’en comprimant les coûts de production ou avec moins de main-d’œuvre, plus de machines. Inévitablement, on coupe dans le pouvoir d’achat. Ainsi naît une contradiction entre une capacité de production en hausse et un pouvoir d’achat en baisse à l’échelle mondiale. On crée une surproduction.
Pendant un temps, le crédit et la spéculation peuvent créer une demande artificielle et camoufler la crise dans la sphère de production. Mais quand le fossé entre le rêve et réalité devient trop large, les bulles financières explosent. Ceux qui prétendent qu’il ne s’agit que d’une crise financière ne vont pas au cœur du problème. Si on considère cela à plus long terme, nous voyons qu’il y a eu surcapacité et surproduction depuis la crise économique des années 1970. Et, par conséquent, le capital entame maintenant une grande « période d’assainissement », avec une destruction massive de capacité.
À partir de la fin 2009, on croyait que l’économie sortait du gouffre. La croissance économique est même redevenue positive ?
On a fait beaucoup de bruit autour de la résurrection, mais c’est surtout du blabla visant à restaurer la confiance.
Il y a eu une légère reprise en raison des plans de relance. Partout dans le monde, les gouvernements ont injecté de l’argent dans l’économie pour stimuler la demande : 800 milliards aux États-Unis, 500 milliards en Chine, 200 milliards dans l’Union européenne. Le plan allemand des vieux fers, par exemple, a stimulé la demande d’automobiles.
Mais la plupart de ces plans arrivent à leur fin et cela n’a rien d’une vraie résurrection. Celle-ci doit venir d’une réelle augmentation de la demande de marchandises et de services. Et cette demande n’existe pas. Le chômage augmente très rapidement et le pouvoir d’achat baisse. Les paiements en souffrance augmentent. Les gens sont inquiets pour l’avenir et ils économisent.
Qu’est-ce qui rend cette crise si exceptionnelle ?
Le capitalisme fonce dans une impasse et il ne trouve pas d’issue. Dans aucun secteur, il ne pointe une réelle restauration de la demande.Le secteur industriel est dans l’impasse : pas de nouveaux investissements, mais des restructurations et des licenciements, ce qui fait encore baisse le pouvoir d’achat de la population. Pendant un temps, la crise a été compensée grâce à l’emplâtre du chômage économique, mais, maintenant, nous en sommes vraiment à la phase de l’amputation. Dans le monde entier, on voit les grands monopoles utiliser la crise pour « assainir ». Le superflu doit disparaître pour pouvoir repartir avec un appareil dégraissé mais rentable. Les licenciements tombent non seulement dans les entreprises déficitaires, mais aussi dans les bénéficiaires, comme AB InBev ou encore DHL à l’aéroport. Entre faillites et reprises, les plus faibles disparaissent et les plus forts se renforcent.
Le secteur du crédit lèche ses plaies et veut accroître encore ses bénéfices. Les difficultés d’une partie de l’industrie menacent à leur tour les banques car les entreprises en faillite ne remboursent pas leurs dettes. De ce fait, les banques sont très avares dans leur crédit à l’industrie. Et, vu les dettes des gouvernements, on ne doit pas s’attendre à plus de largesse de ce côté-là.
Le capitalisme cherche de nouveaux débouchés pour croître à nouveau. L’économie verte ne peut-elle devenir le moteur d’une reprise réelle de la demande ?
C’est le deus ex machina actuellement : l’économie verte comme solution à la crise écologique et économique. À peu près tous les partis politiques, ainsi que les institutions internationales comme les Nations unies, se passionnent pour le Green Deal : donner un coup de pouce au capital afin qu’il produise durable et vert et, du coup, l’économie déniche une nouvelle locomotive. Mais c’est loin d’être aussi simple que ça.
Pourquoi pas ?
Personne ne niera que le passage à une économie durable et pauvre en carbone comporte un bouleversement phénoménal du mode de production. Pour réduire les émissions de CO2 de 30 à 40 % en 2020 et de 95 % en 2050, une réorientation gigantesque de l’économie est nécessaire. Ce sont des perspectives pour une relance, mais il ne faut rien exagérer.
Jusqu’à présent, l’emploi dans l’industrie verte est limité. L’éco-industrie et les éco-services représentent 2,2 % du PIB des 25 pays de l’Union européenne (UE). Les emplois verts sont souvent simplement le remplacement d’emplois disparus dans d’autres secteurs. Le syndicat européen a fait une étude et prévoit, par l’éco-industrie, une croissance de l’emploi de 1 à 2 %.
L’écologique, ça rapporte ?
Jouets, shampooing, panneaux solaires… Ce que produit le capitaliste et comment il le produit dépend des possibilités de profit. Le capitaliste se fout des problèmes climatiques de l’avenir. Ce qui l’intéresse, c’est le profit maintenant. Bien sûr, certains se rendent compte qu’en prenant des risques, ils s’accapareront peut-être le marché demain. Ainsi, on assiste à un certain rush du capital vers les « niches » du capitalisme vert : éoliennes, cellules solaires, voiture électrique, instruments en vue d’économiser l’énergie.
Mais sur le plan écologique, on reste loin en dessous des possibilités et besoins, car la chasse au profit est parfois un stimulant, mais peut aussi être un frein. Les inventions technologiques sont aux mains de monopoles privés et les brevets, cachés aux concurrents. La question n’est donc abordée de façon globale et efficace. Si le capital lorgne en direction de nouvelles sources d’énergie, il ne choisit pas la plus respectueuse de l’environnement, mais la plus rentable. Aujourd’hui, on reactive des centrales au charbon, vraiment très polluantes, avec la promesse que le CO2 sera stocké dans le sous-sol. Autre exemple, l’exploitation d’énormes gisements de sable bitumeux au Canada, lesquels constituent une très lourde surcharge pour l’environnement.
L’économie verte durable est très risquée pour le capital privé et, sans soutien de l’État, moins rentable que l’économie polluante. Si on ne compte que sur le capital privé pour effectuer le passage, ce passage ne se fera alors qu’au compte-gouttes.
L’État ne doit-il pas encourager d’urgence l’économie verte ?
Dans le monde entier, c’est ce que l’État essaie de faire. La stratégie 2020 de l’UE et des plans fédéraux et régionaux belges aussi. Sous la menace des catastrophes climatiques, de grosses montants des impôts seront transférés vers le capital privé. Une approche erronée car les émissions de CO2 réclame une approche globale et planifiée et ne doit donc surtout pas être géré par les lois du marché et du profit.
D’après les Nations unies, c’est en Chine qu’on trouve l’approche la plus cohérente des problèmes environnementaux. L’emprise de l’État socialiste sur les investissements verts n’y est pas étrangère. Ici, le capital décide presque seul des investissements. Les entreprises ne font du vert que lorsque ça rapporte gros et qu’elles en ont envie. Et encore, elles le font alors l’une à côté de l’autre au lieu de le faire de concert. On peut difficilement parler de cohésion.
Environnement et emploi ne vont pas toujours main dans la main. Des normes environnementales ne sont-elles pas un danger pour le secteur pétrochimique en Flandre et la sidérurgie en Wallonie ?
Lors du sommet de Copenhague, les patrons du secteur pétrochimique flamand ont sorti un manifeste disant que des normes sévères seraient une ruine pour la chimie, le port et l’économie flamande. Ils font du lobbying pour maintenir les normes des émissions le plus bas possible et avoir des réglementations les plus souples. Souvent, ils agitent la menaces de l’emploi. Mais les deux peuvent aller de pair. Une économie pauvre en carbone est parfaitement possible sur le plan technologique. Ce n’est pas un problème technique mais un problème de société. Si on laisse la reconversion au privé, cela ira de pair avec des licenciements, des fermetures et des délocalisations vers des régions où les entreprises pourront encore polluer.
Dans une approche dirigée par l’État, chaque secteur devrait fournir sa quote-part nécessaire. Progressivement, on pourrait évoluer vers une économie durable. Dans ce cas, il faudra bien la planifier et investir dans des entreprises publiques, dans l’éco-secteur et l’énergie. Au lieu de cela, on s’imagine avoir découvert l’œuf de Colomb : le commerce de CO2.
Concernant le climat, on voit aussi le marché comme LA solution ?
Ce commerce des droits d’émission est l’ultime preuve qu’on refile le problème climatique aux mains du marché. Comment cela fonctionne-t-il ? Les États reçoivent des droits d’émission qu’ils ventilent entre leurs industries les plus polluantes. Une aciérie qui a plus rejet qu’elle n’en a le droit peut faire deux choses : assainir ou acheter des droits d’émission auprès d’entreprises qui se situent sous la norme des rejets. Ainsi naît un marché des droits d’émission de CO2, dont le prix est déterminé par l’offre et la demande sur le marché. Pour l’instant, ce prix est très bas car la crise et la production plus faible créent un excédent de droits sur le marché. Les industries très polluantes accèdent ainsi aux droits à très bas prix et peuvent donc continuer à cracher leur CO2 en toute quiétude. C’est bel et bien un frein à une réduction planifiée des rejets.
Ce commerce déplace également le problème car il y s’étend aux pays en voie de développement. On peut aider à limiter les émissions là-bas – ce qui coûte moins – et recevoir en échange des droits d’émission. Et je ne parle pas des phénomènes pervers propres à de nombreux marchés. Et tout cela au détriment d’un problème grave : le réchauffement climatique.
De quels phénomènes pervers voulez-vous parler ?
La spéculation, par exemple. Le commerce des certificats carbone se mue en nouveau marché financier. Les certificats carbone sont comme des actions sur lesquelles on peut spéculer. Certains disent que ça va devenir la nouvelle bulle de savon, que ces certificats vont devenir les nouveaux crédits camelote. Le marché du carbone s’élevait à 125 milliards de dollars en 2008 et l’on prévoierait 3 000 milliards de dollars d’ici 2020.
Les marxistes pensent que le capitalisme est en train de sombrer suite à ses propres contradictions. Toutes ces crises sont-elles un signe fatidique ?
Attention, le capitalisme ne va pas s’effondrer tout seul ! La crise va laisser de lourdes traces et une période de grande incertitude nous attend car les différentes crises se renforcent l’une l’autre : financière, économique, climatique, énergétique, démographique. Ce n’est pas parce qu’il y a crise qu’il ne pourra plus y avoir de périodes de reprise. Le capitalisme cherche toujours des issues, même si, pour cela, des guerres sont nécessaires.
Les rapports de force dans le monde ont changé. La suprématie des États-Unis en a pris un coup, le dollar titube, il y a une redistribution du pouvoir à l’échelle mondiale. Nous l’avons également vu nettement au sommet de Copenhague où la Chine, l’Amérique latine et l’Afrique se sont rebiffées et ne se sont pas soumises à l’agenda de l’Occident. L’évolution de ce changement contribue également à déterminer l’issue de la crise.
C’est la force des travailleurs qui détermine l’avenir de ce système. Un signe d’espoir, en ce sens, c’est que la prise de conscience que ce système doit disparaître et faire place à une économie planifiée. Car, où que l’on se tourne, on voit clairement maintenant les ravages de la chasse au profit, le noyau même du capitalisme.
2nde interview
« La baisse des prix montre l’ampleur de la crise »
Les gens sont inquiets pour leur emploi. En Belgique, en janvier, plus de 200 000 personnes sont en chômage économique. Cela représente un triplement des chiffres en quelques mois.
La crise économique que nous connaissons est-elle plus grave que celle de 1929 ? Va-t-elle passer en 2009 ? Qu’en est-il ? Petite déprime ou grande dépression ??
Si Leterme a dit qu’il s’agissait de la crise la plus grave depuis un siècle, qui sommes-nous pour le contredire ? Il s’agit en effet d’une crise très sérieuse et selon moi, nous n’en sommes qu’au début.
??Pourtant, Bruno Colmant, directeur de la Bourse de Bruxelles a déclaré que « la Bourse ne s’effondre jamais deux années de suite et que par conséquent nous connaîtrons un regain de croissance. »?
Eh bien, il essaie seulement de leurrer les gens. On compare souvent la crise actuelle à celle des années 30. À l’époque, la Bourse venait d’atteindre le niveau qu’elle avait atteint vingt ans plus tôt, c’est-à-dire après la guerre mondiale et une longue dépression. Le président du Fonds Monétaire International (FMI), le Français Dominique Strauss-Kahn, a également déclaré que 2009 pourrait être pire que 2008. ? La tempête qui s’est abattue sur le monde financier est loin d’être terminée. En septembre 2008, nous avons connu la première vague. Les États se sont portés au secours des banques à coup de milliards d’euros et de dollars pour éviter que l’ensemble du système financier international ne s’effondre. En fait, c’était simplement postposer le problème car tôt ou tard, il faudra bien que quelqu’un paie. ? Il est très probable que nous connaissions un second crash financier puisque la majeure partie des crédits douteux sur lesquels la Bourse s’est enlisée sont toujours dans les sociétés d’investissements, les fonds à effet de levier et les fonds d’épargne-pension et qu’ils réagiront avec un décalage par rapport au secteur bancaire. Certains prédisent ce nouveau crash pour février ou mars. Mais le plus important c’est que cette fois la crise touchera également l’économie réelle.
??C’est donc loin d’être fini…?
Tout indique que nous ne sommes qu’au début d’une spirale descendante qui est, pour l’instant, impossible à arrêter. Le point le plus bas de la crise de surproduction (voir explication) approche. ? Pour la première fois depuis les années 30, on s’attend dans les économies occidentales à une chute du produit intérieur brut (PIB, la valeur totale des biens et services produits dans un pays, ndlr). On peut le voir à la surproduction et à l’effondrement de la demande qui touchent un nombre de secteurs de plus en plus grand. ? Dans le secteur automobile, par exemple, les trois géants américains Ford, Chrysler et General Motors sont au plus mal. C’est l’État qui les maintient debout. Aujourd’hui, certaines marques automobiles offrent même à l’achat d’une grosse voiture un second véhicule gratuit. Preuve flagrante de la surproduction et de la forte diminution de la demande.? On peut également le voir à la montée du chômage. En Belgique, au mois de janvier, plus de 200 000 personnes se sont retrouvées au chômage économique. Toutes les régions et tous les secteurs sont touchés, c’est un phénomène que l’on n’avait plus connu depuis longtemps.? On note en outre une forte chute des prix de l’immobilier, des matières premières, de l’essence et de quelques produits alimentaires.
??Cette diminution des prix n’est-elle pas une bonne chose pour le pouvoir d’achat et un signe de reprise économique ??
Cela prouve surtout combien cette crise est profonde. Lorsque l’économie tourne bien, c’est la surchauffe et les prix grimpent. Lorsque l’économie tourne mal, c’est l’inverse. La demande dégringole et les entreprises tentent d’écouler leurs produits en diminuant leurs prix. Cela s’est aussi produit dans les années 30. Les baisses de prix sont un soulagement temporaire pour certaines personnes mais cela ne signifie aucunement que les problèmes sont résolus puisque le chômage augmente. Le problème du pouvoir d’achat subsiste donc.
??On dit souvent que les employeurs utilisent la crise comme prétexte pour procéder à des restructurations ou des licenciements collectifs prévus depuis longtemps. ?
C’est vrai. Le patronat profite de toute situation pour en tirer des avantages. Lors des négociations de l’accord interprofessionnel (AIP) on a pu voir que la crise a servi de prétexte pour modérer la lutte pour l’augmentation du pouvoir d’achat et limiter les exigences salariales. A la KBC, on a dit au personnel : « Si nous vous offrons la sécurité d’emploi, il vous faudra renoncer à tous les avantages extralégaux qui vous ont été octroyés au cours des années précédentes. » La crise devient donc un moyen de chantage pour attaquer les acquis des travailleurs. Dans pareil contexte, la prudence est de mise, nous ne pouvons laisser les patrons mettre tout sur le dos de la crise. La question qui se pose est de savoir qui va payer la crise. Ce qui est certain c’est que le patronat ne reculera devant rien pour faire payer cette crise aux travailleurs.
Source: Solidaire