Palestinians check the destruction in the aftermath of an Israeli strike the previous night in the Jabalia camp for Palestinian refugees in the Gaza Strip, on November 1, 2023AFP

Condamnez-vous Israël?

Condamnez-vous le Hamas ? C’est sans doute la question la plus entendue sur les plateaux de télévision au cours des dernières semaines. Et ce n’est pas nouveau. Le politologue libano-américain As`ad AbuKhalil explique qu’on lui demandait déjà de condamner le terrorisme palestinien lorsqu’il est arrivé aux États-Unis dans les années 80. Il explique ce que cette injonction implique et comment renvoyer la balle à ceux qui soutiennent les crimes d’Israël. (I’A)

C’est une habitude pour les Arabes invités sur les plateaux des télévisions occidentales : il leur est demandé d’emblée de condamner tel ou tel acte qu’Israël qualifie de terrorisme.

Lorsque je suis arrivé aux États-Unis en 1983, c’était déjà une pratique courante. Mais à l’époque, les « terroristes » palestiniens étaient des laïcs. La propagande médiatique évoquait alors les dangereuses connexions communistes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Les islamistes étaient quant à eux traités avec bienveillance et même admiration. En effet, ils étaient du côté de Washington durant la guerre froide. Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite recrutaient parmi eux pour leur guerre en Afghanistan.

Dans les années 80, la menace “terroriste” venait du Liban. Lors de mes interventions sur les grandes chaînes – peu après mon arrivée à Washington-  on me demandait systématiquement de condamner tel ou tel attentat au Liban ou en Palestine.

Au début, j’ai accepté. Puis j’ai commencé à réfléchir aux implications d’un tel rituel. Vous n’obteniez pas une place à table, même symbolique, si vous ne vous pliiez pas à l’exercice, selon les définitions israéliennes du terrorisme et de la moralité.

Aux yeux de l’Occident, les Palestiniens doivent se réjouir de l’occupation israélienne pour prouver leur appartenance à la race humaine.

Dans les années 1980, on demandait également aux Arabes s’ils reconnaissaient l’État d’Israël. Qu’est-ce que cela implique ? Imaginons que vous soyez un Palestinien né à Haïfa ou à Jaffa. Si vous reconnaissez l’État d’Israël, vous reconnaissez en fait comme légitimes la saisie de votre maison et l’expulsion forcée de vos parents et grands-parents hors de Palestine.

Si un Arabe devait reconnaître l’État d’Israël, il ou elle accepterait l’inégalité raciste fondamentale sur laquelle l’État d’Israël a été fondé.

De plus, comment faire si vous êtes une personne laïque qui n’accepte pas un État musulman, un État juif ou un État chrétien ? En Occident, on peut s’opposer – on est même censé le faire – au régime islamique iranien d’un point de vue laïque. Mais on est considéré comme antisémite si l’on s’oppose à l’identité religieuse de l’État d’Israël.

Même les critiques “excessives” à l’égard d’Israël sont qualifiées d’antisémites – si l’on suit la définition du département d’État.

En revanche, les critiques “excessives” à l’égard de l’Iran ou de l’Arabie saoudite ne sont pas considérées comme islamophobes.  Il est clair que des normes spéciales sont appliquées à Israël pour le protéger des critiques et de la discrimination. Tandis que des normes spéciales sont appliquées au peuple palestinien pour l’empêcher de s’opposer à Israël, militairement ou même pacifiquement. On notera que le mouvement BDS est maintenant considéré comme illégal, ou sévèrement découragé, par plus de 35 États aux États-Unis.

Aux yeux de l’Occident, les Palestiniens doivent se réjouir de l’occupation israélienne pour prouver leur appartenance à la race humaine.

Ces dernières semaines, j’ai vu des Arabes invités dans les journaux télévisés occidentaux. On leur a invariablement posé les mêmes questions. Condamnez-vous le Hamas ? Condamnez-vous l’attentat ?  Pensez-vous que le Hamas doit être éliminé, oui ou non ?

Au passage, il serait difficile d’expliquer à ces animateurs télé que ce mouvement – qu’on l’aime ou qu’on le déteste – a obtenu le soutien d’au moins la moitié du peuple palestinien. Je me suis imaginé sur ces plateaux. Et j’ai imaginé ce que je répondrais à ces questions absurdes.

Renvoyer la balle

Voici ce que je leur dirais : À quel titre me posez-vous cette question ? Comment le journaliste que vous êtes est-il devenu mon juge ou mon prêtre ? Et pourquoi me traitez-vous comme un accusé dans un tribunal et non comme un invité dans un studio de télévision ?

Par ailleurs, pourquoi vous sentez-vous moralement supérieur à moi pour déterminer la manière dont je peux prouver ma valeur en tant qu’être humain ? En quoi ma citoyenneté dépend-elle de la bonne réponse à la question, simplement en raison de mon origine ethnique arabe ?

Pourquoi l’humanité d’une personne née en Israël n’est-elle pas conditionnée par sa condamnation, non pas d’une attaque, mais d’une série de crimes de guerre commis depuis le jour où Israël est né sur le dos d’une nation palestinienne existante et prospère ?

En fait, je dois vous renvoyer la balle.  Je vous pose la question suivante : étant donné qu’Israël a tué des Palestiniens au rythme d’au moins un par jour rien que l’année dernière, avez-vous condamné ces meurtres quotidiens ? Si vous avez condamné ces meurtres, j’estimerai que vous êtes moralement qualifié pour exiger de moi cette épreuve décisive.  Si, en revanche, vous n’avez pas condamné chacun de ces meurtres, je vous considèrerai comme quelqu’un de moralement défaillant. Et pas du tout qualifié pour poser des questions tel un humain moralement supérieur dans cette émission.

En réalité, je suis plus qualifié pour vous poser cette question.  C’est moi qui juge, pas vous.  Je suis une victime des crimes de guerre israéliens qui a grandi sous les bombardements d’Israël, chaque semaine, au Liban. Les Palestiniens, les Libanais, les civils et les combattants étaient ciblés sans distinction, car les bombardements israéliens ne faisaient pas vraiment la différence.

Je devrais venir aux États-Unis pour vous demander des comptes sur le soutien militaire et financier que vous avez officiellement apporté aux crimes de guerre israéliens contre moi. J’ai survécu de justesse à l’invasion israélienne de 1982 et à l’abominable siège de Beyrouth qui a suivi ; par conséquent, je refuse qu’on me demande de condamner quoi que ce soit de la part de qui que ce soit, surtout si ça vient d’un Occidental travaillant pour un média spécialisé dans l’apologie des crimes de guerre israéliens.

Demander des comptes à l’Occident

C’est vous, en Occident, qui devriez être tenus responsables et qui devriez être contraints de proposer des rituels de condamnation alors que les crimes de guerre israéliens se poursuivent sans relâche depuis la création de cet État, avec la pleine bénédiction occidentale.

En fait, la violence de masse israélienne contre les Arabes a commencé dès les années 1890. C’est le leader du sionisme culturel, Ahad Ha’am, qui l’explique. Il avait réprimandé les colons sionistes en Palestine parce qu’ils maltraitaient et abusaient les Arabes tout en les considérant comme des animaux.

Vous nous invitez, nous les Arabes, dans vos émissions. Et dès que nous sommes assis, vous commencez à nous bombarder au nom de l’État d’Israël.

Vous tous les médias occidentaux, je dois vous interroger sur votre responsabilité criminelle : vous avez couvert les événements au Moyen-Orient avec ignorance et racisme, vous avez ignoré et déformé les points de vue arabes et vous avez ignoré la souffrance arabe. Le fait que les médias et les gouvernements occidentaux n’accordent pas la même valeur aux vies humaines des Arabes et des Israéliens n’a pas besoin d’être prouvé.  C’est trop évident pour être documenté. 

Vous nous invitez, nous les Arabes, dans vos émissions. Et dès que nous sommes assis, vous commencez à nous bombarder au nom de l’État d’Israël.

On se moque de votre objectivité. L’objectivité est une ruse que vous appliquez aux médias des pays en développement pour les forcer à suivre vos normes politiques ; elle permet également aux puissances occidentales d’imposer une hégémonie des idées, en particulier en temps de guerre et d’occupation – leurs guerres et leurs occupations.

Vous voulez de la condamnation ? Je vous condamne tous pour votre racisme, vos normes journalistiques non professionnelles et votre production de propagande au nom des médias occidentaux modernes. Ils ont couvert la guerre d’Ukraine de la même manière, en se basant tous sur des sources militaires ukrainiennes et occidentales. Souvent, ils insèrent une clause de non-responsabilité indiquant que les informations contenues n’ont pas été vérifiées.

Mais ces pays occidentaux n’enseignent-ils pas dans leurs écoles de journalisme que les informations non vérifiées ne peuvent pas être publiées ? Les affirmations militaires ou politiques non vérifiées venant de sources arabes ne sont jamais publiées, sauf si elles ont été validées ou réfutées par les armées d’Israël et de l’OTAN.

Ce que le monde voit

Une seule chose ressortira de cette affaire. Les personnes de couleur du monde entier pourront constater par elles-mêmes à quel point la race et l’appartenance ethnique jouent un rôle majeur dans l’élaboration des politiques étrangères des pays occidentaux. La différence de valeur accordée aux vies humaines n’a jamais été aussi claire.   

Les Arabes et les musulmans ont constaté que leur vie ne compte pas pour les Occidentaux, mais aussi que leur statut dans les pays occidentaux est inférieur aux autres ; et il ne fera que se dégrader avec la montée des partis d’extrême droite et l’adoption d’un programme d’immigration d’extrême droite par les principaux partis de centre et de gauche en Europe. 

L’Occident se comporte comme un bloc monolithique de nations chrétiennes blanches déterminées à imposer leur volonté à la moitié sud du globe.

L’Occident n’a pas eu l’occasion d’évaluer les effets du massacre de Gaza sur ses relations avec l’Orient, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud.

L’Occident se comporte comme un bloc monolithique de nations chrétiennes blanches déterminées à imposer leur volonté à la moitié sud du globe. Et lorsque la Chine propose de l’aide aux nations du Sud sans demander en contrepartie des concessions politiques dévalorisantes, l’Occident a l’audace d’alerter ces pays avec ses arrière-pensées. 

Les mondes arabe et musulman sont de plus en plus radicalisés. Et par sa réaction aux attaques israéliennes contre Gaza, l’Occident a rendu le Hamas plus populaire que jamais. Même ceux qui avaient l’habitude de critiquer le Hamas ont désormais du mal à le faire.  Le journaliste jordanien Bassam Baddarin a ainsi fait remarquer qu’Abu `Ubayda, le porte-parole de l’aile militaire du Hamas, pourrait se faire élire dans n’importe quel pays arabe. 

C’est de votre fait.

As`ad AbuKhalil est un professeur libano-américain de sciences politiques à l’université d’État de Californie, Stanislaus. Il anime le blog populaire The Angry Arab.


Source: Consortium News
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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