Comment Deliveroo travestit l’économie de partage

Le Tribunal du travail de Bruxelles n’a pas suivi l’avis de l’Auditorat du Travail qui voulait faire reconnaître les coursiers de Deliveroo comme des salariés et non des indépendants. Mais le tribunal estime aussi que ces livraisons de repas 2.0 ne tombent pas dans le giron de l’économie collaborative. Au niveau européen, le bras de fer continue avec les plateformes digitales. Quel est l’enjeu de ces nouveaux modes de travail? Quel impact possible sur l’ensemble de la société? Dans “Le Piège Deliveroo”, le syndicaliste Martin Willems mène l’enquête, sur le terrain. Une analyse indispensable pour se prémunir d’une dangereuse régression sociale. (IGA)


 

Ceci est le récit d’une expérience revigorante, pour le syndicaliste que je suis, parce qu’elle répond affirmativement à une question lancinante : « Le syndicalisme a-t-il encore un avenir ? »

Ici est racontée l’émergence d’une conscience collective entre travailleurs dans un environnement de travail nouveau et déroutant : une plateforme de livraison de repas.

Ladite « économie de plateforme » est un phénomène de société. La presse s’en fait régulièrement l’écho, les travaux de recherche et les pages d’opinion sur le sujet sont innombrables. Les termes sont d’ailleurs multiples, ne sont pas définis, se télescopent, tétanisent et sont prétexte à un traitement d’exception. « Plateforme » renvoie à un lieu de rencontre entre une offre et une demande, pas nécessairement sur Internet, alors que les plateformes les plus médiatisées ne sont pas, loin s’en faut, un simple intermédiaire neutre et transparent entre une offre de service et une demande. « L’économie collaborative » renvoie à l’entraide, au partage des savoirs, des talents, des équipements, à une économie locale et soutenable ; alors que les groupes capitalistes dont il sera question sont des multinationales, opèrent à distance et n’ont aucune intention de partager leurs profits. « Économie digitale » ou « de l’Internet » renvoie aux nouvelles technologies, alors que livrer des plats ou véhiculer des personnes n’a rien de virtuel ou de numérique, même si on reçoit ses ordres sur son smartphone.

La naissance d’un sentiment collectif dans cet environnement n’était pas simple : des travailleurs jeunes et/ou précaires, n’ayant pas vu mieux ou n’ayant pas d’autre choix ; des travailleurs inconstants et éparpillés, ayant peu de contacts entre eux ; des travailleurs séduits quand on leur dit qu’ils sont les pionniers d’un monde nouveau, et que ceux qui leur diront autre chose sont les affreux conservateurs d’un monde ancien voué à la disparition.

Mais un jour ces travailleurs se rendent compte qu’ils ne sont finalement pas tout à fait les copains, les partenaires, les associés des patrons des start-up qui les font pédaler. Ils ont embarqué, enthousiastes, pour un nouveau monde. Mais quand viennent les premières difficultés, les différences de position, de classe et d’intérêt apparaissent très vite. Ceux qui triment ne sont pas récompensés ; pire, ils sont jetés à la mer sans remords après un temps. Il y en a d’autres pour les remplacer, alors ils ne comptent pas.

Ici je parlerai des conditions de travail de ceux qui prestent pour les plateformes(1) industrielles, et pour l’une d’elles en particulier, Deliveroo. D’autres ont écrit ou écriront sur l’économie de plateforme en tant que phénomène de société. Ils ont décrit ou décriront ce nouvel élan dans la transformation en société de services, la mutation en serviteurs d’une partie de la population mise au service des autres pour se charger de la moindre corvée, la dualisation en deux mondes du travail, la consommation « en un clic de souris », le ballet des colis et des livreurs, la monstrueuse logistique que cela implique, l’inflation d’emballages, etc.

S’agissant des plateformes de livraison de repas, je suis intrigué que des personnes – jeunes  souvent, mais pas toujours – consacrent une part de leur temps à aller livrer leur repas à d’autres, trop pressés ou fatigués pour sortir de chez eux, parfois pour ne parcourir que quelques centaines de mètres du restaurant au lieu de livraison. Mais je constate que le service existe et rencontre le succès auprès des consommateurs. Il y a donc d’une part une demande et d’autre part des travailleurs prêts à faire le travail de livraison, et qui souvent aiment ce travail. Ce qui me fâche, ce sont les conditions de travail proposées à ces livreurs. Car ce n’est pas parce qu’on apporte à quelqu’un d’autre son repas que le service ne mériterait pas d’être reconnu comme un travail et rémunéré comme tel.

Ce propos rejoint d’ailleurs une question sociale vieille de plusieurs siècles : la reconnaissance du travail « domestique » comme un vrai travail, et des « domestiques » comme de vrais travailleurs, ayant les mêmes droits que les autres. Le vernis « digital/Internet » mis à part, les enjeux sont similaires.

Ce livre ne prétend pas embrasser l’ensemble de l’économie de « plateforme », car une plateforme n’est pas l’autre. Certaines plateformes sont des lieux de mise en contact de prestataires et de personnes ayant besoin d’un service, et leur laissent le soin de définir entre eux leurs conditions de travail, sans que cette plateforme n’intervienne dans leur détermination.

D’autres plateformes organisent à large échelle un service organisé qu’elles proposent à leurs clients en leur nom propre. Tous les cas de figure existent donc avec une zone grise. Mais on comprend assez aisément la différence entre les plateformes qui organisent un service et celles qui proposent une simple mise en relation. Les premières, comme Uber ou Deliveroo, organisent et vendent un service avec une marque, un style, un certain niveau de qualité et donc transposent ces exigences de service sur les prestataires qui agissent comme les agents de la plateforme. Les deuxièmes se limitent à une mise en relation entre des individus proposant un service et d’autres à la recherche d’un prestataire, charge à ceux-ci de négocier au cas par cas leurs conditions d’intervention, un peu comme les « pages d’or » (2) d’antan, mais en plus interactif.

Un service de plateforme peut aussi évoluer avec le temps, pas nécessairement du fait de la plateforme elle-même, mais du fait de prestataires qui peuvent parfois monter de véritables industries, la plateforme leur servant comme référencement pour attirer leur clientèle. Tous ceux qui voyagent un peu connaissent le développement d’AirBnb, qui de « logement chez l’habitant » à l’origine peut, en certains lieux, se transformer en une véritable entreprise hôtelière, avec des prestataires achetant des biens immobiliers pour les transformer en logements de vacances et qui animent une armada de petites mains pour en assurer la logistique (visite, remise des clefs, nettoyage, entretien, rénovation, ameublement, etc.). Si dans la version originelle du service on pouvait accepter le caractère informel des prestations (quel sens aurait-ce d’appliquer le droit du travail à celui qui dresse le lit de sa chambre d’ami pour un invité de passage ?), il devient injustifiable, dans la version « industrielle » du service, de ne pas faire bénéficier ces « petites mains » de la protection du droit social ou, pour les clients, des droits du consommateur.

Comment et sur base de quels critères distinguer la véritable économie « collaborative » ou « de partage » (consistant à faire occasionnellement pour d’autres ce qu’on fait déjà pour soi, ou bien à prêter un bien qu’on n’utilise pas dans son entièreté ou continuellement) de l’économie de plateforme « industrielle » ? C’est une question pour les experts et le décideur politique. Toujours est-il qu’on peut facilement observer – pour celui qui veut bien ouvrir les yeux – un abus de ce concept d’économie collaborative par de grands groupes qui n’ont pas vocation à partager quoi que ce soit, mais à vendre un service, ce qui n’aurait rien de honteux pourvu qu’on respecte les règles qui encadrent toute activité économique.

C’est ce travestissement qui pose problème, en l’occurrence une concurrence déloyale entre prestataires qui respectent les règles et ceux qui prétendent en être dispensés sous prétexte d’économie du futur ou de « partage », que ce soient les règles de licence et de sécurité pour le transport de personnes (pour Uber), et/ou les règles du droit du travail ; mais cela peut concerner bien d’autres règles professionnelles (protection des consommateurs, règles sanitaires, etc.), comme celles qui encadrent tous les métiers réglementés.

C’est aussi une récupération. Le concept d’économie collaborative a créé de nombreux espoirs. Celui par exemple qu’au lieu d’une société de consommation et de gaspillage outranciers, on utiliserait mieux les équipements en les partageant et en les réparant. Ou que les services entre voisins pourraient remplir les trous laissés par l’économie capitaliste, là où celle-ci juge que son investissement ne serait pas suffisamment rentable ; voire que cette mise en commun du temps et des compétences pourrait remplacer – au moins pour partie – la marchandisation rampante, et ramener de la convivialité là où il n’y a plus que l’appât du gain. Avec un Deliveroo, on voit que c’est l’inverse qui se joue, et que l’économie capitaliste, comme un coucou, prend toute la place dans le nid de l’économie de partage.

 

Source: Préambule du livre Le Piège Deliveroo

Photo: Flickr

Notes:

  1. Le mot « plateforme » signifie ici un outil informatique (le plus souvent un site Internet et des applications pour smartphone) qui permet d’offrir aux clients un service immédiat, de livraison, de transport ou autre, en mobilisant de manière rapide les travailleurs pour le délivrer. Par métonymie, « plateforme » désigne aussi l’entreprise qui développe le service autour de cet outil, les plus connues étant Uber, Deliveroo, Heetch, Foodora, Glovo, Listminut, etc. J’utilise le terme « plateforme industrielle » pour cibler les plateformes qui organisent et dirigent un service à grande échelle (la plus large possible). Combiner les termes « plateforme » et « industrie », sorte de paradoxe entre le « nouveau » et l’« ancien », est une manière de souligner que ce que font ces plateformes n’a rien de nouveau, si ce n’est certaines technologies utilisées, puisqu’il s’agit, encore et toujours, de créer un marché, grossir, faire du profit et, si possible, devenir un monopole.
  2. Les Pages d’Or est le nom de l’annuaire professionnel. Il reprend la liste des commerces, professions libérales et artisans. Il était largement distribué en impression papier (sur des pages jaunes, ce qui le distinguait de l’annuaire des personnes physiques, sur pages blanches), mais il est maintenant beaucoup moins imprimé et se reconvertit sous forme de site web www.pagesdor.be et de service marketing, ce qui en fait aussi de facto une « plateforme ».

 

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