Alvaro Uribe est un politicien diablement habile. En extradant mardi vers les Etats-Unis les principaux chefs paramilitaires «démobilisés», le président colombien a réalisé un coup de maître. D'un unique geste, il a mis le masque de l'intransigeance et ravi son allié du Nord… tout en éloignant plusieurs témoins gênants. Ceux-là mêmes qui distillent depuis des mois les révélations sur les liens entre pouvoir, narcotrafic et assassinats politiques, au point de faire vaciller le chef de l'Etat. Chapeau l'artiste!
Vendredi 16 Mai 2008
Aux Etats-Unis, Salvatore Mancuso et consorts – accusés de centaines de massacres, de plus de 15 000 assassinats et de davantage encore de disparitions forcées – ne pourront être inquiétés que pour des délits liés à la drogue. Et quoi qu'en dise M. Uribe, les extradés ne risquent pas de recevoir beaucoup de visites de juges colombiens enquêtant sur les massacres (et encore moins des parties civiles). Le coût des déplacements, la dispersion des extradés sur quatre Etats et les freins procéduraux devraient refroidir les ardeurs. Qu'on en juge: la justice colombienne n'a toujours pas obtenu les pièces de la condamnation aux Etats-Unis de Chiquita pour financement des «paras». Dans l'autre sens, le procès l'an dernier de la société Drummond, devant une cour US, avait été torpillé par le refus de Bogota d'expédier certains documents…
Le message de M. Uribe aux «paras» demeurés au pays est clair: ceux qui ne sont pas satisfaits de leur sort et qui bavardent encourent l'extradition. Quant à ceux qui ont été expédiés, ils n'ont plus intérêt à poursuivre leurs révélations: ils ne feraient que susciter la curiosité des juges colombiens, sans attendrir leurs collègues étasuniens…
Bien sûr, rien ne dit que cette barrière juridico-géographique préservera indéfiniment le régime d'Alvaro Uribe. On ne peut exclure que le sentiment de trahison délie les langues. Mais la maison était en feu, et le président se devait de reprendre la main.
Depuis que la Cour constitutionnelle a modifié la loi de démobilisation des paramilitaires, les obligeant à parler s'ils veulent obtenir les réductions de peines initialement garanties par M. Uribe, le «processus de paix» s'est progressivement retourné contre son instigateur. En près de deux ans d'enquêtes, la justice, la presse et les partis d'opposition ont commencé à mettre en évidence le réseau mafieux – dit «parapolitique» – qui dirige le troisième pays d'Amérique du Sud. Des dizaines d'«uribistes» – ministres, gouverneurs, députés, présidents de Chambre, fonctionnaires, etc. – sont tombés, et le chef de l'Etat a senti le souffle de la justice se rapprocher, lors de l'arrestation de son cousin Mario Uribe en avril dernier.
Pis, son projet de seconde réélection, en 2010, commence à prendre l'eau, après l'éclatement fin avril de l'affaire Yidis Medina, du nom d'une ex-congressiste affirmant avoir vendu sa voix pour faire adopter la réforme constitutionnelle qui a permis la première réélection du président en 2006…
Politiquement, ces scandales à répétitions ont déjà coûté cher à M. Uribe, qui a vu son projet phare d'accord de libre commerce rejeté par le Congrès étasunien. Nul doute que l'extradition des «paras» pourrait adoucir la majorité démocrate comme elle ravit l'administration Bush, peu désireuse de voir éclaboussé son principal allié politique et militaire dans la région. Quant aux entreprises bananières nord-américaines, elles ne doivent pas être mécontentes de savoir Mancuso aux mains des juges US anti-drogue: l'ex-porte-parole paramilitaire n'avait-il pas déclaré que Dole, Chiquita et compagnie avaient volontairement financé le travail antisyndical de ses troupes?
Mieux vaut effectivement ne parler que trafic de coke!
Alvaro Uribe expédie les chefs paramilitaires aux Etats-Unis
COLOMBIE – Quatorze dirigeants de milices d'extrême droite seront jugés aux USA pour narcotrafic. Les défenseurs des victimes dénoncent une manoeuvre.
La lune de miel entre Alvaro Uribe et les paramilitaires est-elle définitivement terminée? Au mépris de l'accord de «démobilisation» passé en décembre 2002, le président colombien a signé lundi soir l'acte d'extradition de treize importants dirigeants des milices d'extrême droite vers les Etats-Unis. Ils rejoindront devant les cours de Floride, New York, Texas et Washington Carlos Mario Jiménez, alias «Macaco», déjà extradé la semaine dernière par Bogota. Aux Etats-Unis, les quatorze extradés seront poursuivis uniquement pour leurs activités liées au narcotrafic, a annoncé le Ministère de la justice. Les proches des victimes, soutenus par plusieurs organisations internationales, ont dénoncé une opération qui va rendre plus difficiles les poursuites engagées devant la justice colombienne. Les paramilitaires sont accusés d'au moins 15 000 assassinats en un quart de siècle d'existence. La soudaine décision gouvernementale d'extrader Salvatore Mancuso, Rodrigo Tuvar Pupo (le fameux Jorge 40) ou encore Diego Fernando Murillo (alias Don Berna), semble mettre un terme définitif au «processus de paix» engagé en décembre 2002 entre M. Uribe et les chefs des Autodéfenses unies de Colombie, puis formalisé deux ans et demi plus tard dans une «loi de justice et paix» prévoyant des peines limitées à huit ans d'emprisonnement pour les démobilisés. Quelque 125 000 personnes s'étaient enregistrées auprès des autorités pour obtenir justice et réparations.
Amnistie déguisée
A diverses reprises, les organisations de défense des droits humains avaient dénoncé dans l'établissement d'une juridiction d'exception l'instrument d'une amnistie déguisée. Le durcissement de la loi en 2006 par la Cour constitutionnelle changeait toufois un peu la donne. Contre l'avis d'Alvaro Uribe, la justice imposait aux paras des aveux complets et une conduite irréprochable pour bénéficier du plafond de peines.
Malgré cela, Amnesty International et Human Right Watch (HRW) ont continué de dénoncer la poursuite des activités paramilitaires. Les ONG relevaient aussi l'impunité de l'immense majorité des démobilisés: quatre ans après avoir rendu leurs armes, seuls 85 des 32 000 ex-paras ont été jugés, et une soixantaine incarcérés.
Pour les détracteurs du président, la mansuétude des autorités prouvait les liens anciens allégués entre la famille d'Alvaro Uribe et les narcoparamilitaires qui l'auraient aidé à se faire élire en 2002. Une accusation alimentée depuis plus d'un an par l'éclatement du scandale de la «parapolitique», qui a vu des dizaines de proches du président expédiés en prison pour complicité avec les «paras». Dernière victime en date: le propre cousin du président, Mario Uribe, important allié politique tombé le mois dernier.
Virage à 180°?
Jusqu'au début de cette semaine, les critiques au «processus de paix» avaient laissé de marbre Bogota. En tournée européenne à fin 2007, le vice-président Francisco Santos célébrait encore cet emblème de «la détermination du gouvernement à combattre le terrorisme et le narcotrafic, sans oublier les intérêts des victimes et de l'Etat de droit». En janvier 2008, l'ambassadeur colombien à Paris s'entousiasmait dans Le Monde: «La démobilisation a conduit à l'apparition de la vérité et permettra à la Colombie d'avancer dans le chemin de la réconciliation.»
Or, quatre mois plus tard, le discours a changé du tout au tout. Mardi, le chef de l'Etat a justifié les extraditions des principaux dirigeants démobilisés, au motif qu'ils «ne coopéraient pas convenablement avec la justice» et que «certains continuaient à se livrer à la délinquance». Comment expliquer ce virage sur l'aile?
Pour l'influent quotidien El Tiempo (lié à la famille du vice-président), «cette mesure lève les suspicions quant à un supposé pacte entre Uribe et les chefs paramilitaires». L'éditorialiste souligne que «les chefs 'paras' devraient être condamnés à de longues peines» – ils risquent jusqu'à trente-cinq ans – ce qui rendrait «impossible» la poursuite de leur activités criminelles. «La mesure est un rude coup porté à la structure paramilitaire», estime El Tiempo.
Le quotidien insiste sur les «garanties» qu'auraient reçues les autorités colombiennes quant à un «large accès» aux prisonniers, ce qui permettrait à la justice colombienne de poursuivre ses investigations relatives aux autre crimes paramilitaires.
En écho, le porte-parole de la diplomatie étasunienne, Sean McCormack, s'est félicité de ces extraditions «signes des relations solides qui existent entre les Etats-Unis et la Colombie», qui «démontrent aussi l'engagement du gouvernement colombien à respecter la justice et le processus de paix».
Témoins dégagés
Alvaro Uribe se serait-il donc converti à la lutte anti-paras? Principal opposant du président, Carlos Gaviria, du Pôle démocratique (gauche), fait une toute autre lecture de ces extraditions visant, selon lui, à «endormir la procédure judiciaire» autour de la parapolitique». Un avis partagé par Claudia López, l'investigatrice indépendante qui avait révélé le rôle des paramilitaires dans l'élection de députés uribistes: «Ces affaires vont finir par tomber dans l'oubli, car ils ont emmené tous les témoins». Au moins trois d'entre eux, «Don Berna», Salvatore Mancuso et Hernán Giraldo étaient déjà cités à comparaître dans des procédures en cours. Désormais, «les extradés n'ont plus aucun intérêt à collaborer avec les enquêteurs colombiens», relève José Miguel Vivanco, directeur régional à HRW, résumant les craintes des ONG.
Du côté officiel, le procureur général Edgardo Maya et des membres de la Cour suprême colombienne admettent que l'ensemble des procédures – politiques ou visant des crimes contre les droits humains – seront inévitablement «ralenties». Même la très respectée Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) a «exprimé sa préoccupation» dans un message d'une dureté inusuelle. Cette instance officielle de l'Organisation des Etats américains (OEA) pointe un doigt accusateur: «Cet acte interfère dans les effort visant à déterminer les liens entre les agents de l'Etat et ces leaders paramilitaires», souligne-t-elle. Ajoutant que le «jugement de graves crimes» sera «empêché», de même que «la participation directe des victimes à la recherche de la vérité». I