Russian President and presidential candidate Vladimir Putin meets with the media at his campaign headquarters in Moscow on March 18, 2024. (Photo by NATALIA KOLESNIKOVA / POOL / AFP)AFP

Bruno Drweski : « Poutine s’est posé en garant de la stabilité, c’est sa grande réussite »

« Pas d’opposition. Pas de liberté. Pas de choix », a tweeté le président du Conseil européen Charles Michel pour féliciter ironiquement Vladimir Poutine. Le président russe vient en effet d’être réélu avec 87% des suffrages. Si l’issue du scrutin laissait peu de place aux surprises, on aurait tort de croire que l’autoritarisme et la propagande du Kremlin expliquent tout. Quels étaient les enjeux de ces élections ? Sur quels soutiens Vladimir Poutine peut-il compter ? Comment la guerre en Ukraine a-t-elle influencé les électeurs ? Historien, politologue et maître de conférence à l’Institut National des Langues et Civilisations orientales, Bruno Drweski répond à nos questions.

La presse occidentale a évoqué un simulacre. Les élections présidentielles étaient-elles vraiment dépourvues de tout enjeu en Russie ?

Tout d’abord, la tenue d’élections présidentielles était juridiquement normale, car nous étions arrivés à un moment où elles devaient se tenir, tout simplement. Ensuite, il est évident que le scrutin était quasiment une formalité dans la mesure où le vainqueur était connu d’avance. Mais pas tant parce que le processus était trafiqué comme on a pu le marteler dans les médias occidentaux. C’est surtout parce que les Russes ont pris conscience qu’ils étaient en guerre. Ce n’était pas vraiment le cas il y a deux ans, lorsque les autorités parlaient d’ « opération spéciale ». La perception du conflit a changé et comme souvent en temps de guerre, on assiste en Russie à un réflexe légitimiste, un élan de mobilisation pour préserver la stabilité du pays. D’ailleurs, d’une certaine manière, les Ukrainiens ont aidé Poutine en multipliant les attaques de drones contre le territoire russe avant les élections. Elles n’ont fait que renforcer cette réaction légitimiste.

Au-delà de la simple formalité, l’exercice du scrutin a-t-il permis à Poutine de conforter son pouvoir et sa légitimité ?

Oui. Et il l’a fait en jouant sur cette réaction légitimiste et le réflexe patriotique. Il a aussi modifié son programme électoral en empruntant beaucoup à la gauche dont le Parti communiste [deuxième parti au parlement, NDLR]. Poutine a notamment abordé des thèmes restés tabous jusqu’ici, comme l’impôt progressif. Cela démontre qu’au-delà des élections présidentielles, une lame de fond traverse la société russe et soulève des questions sur la réalité sociale du pays.

Le pouvoir russe n’est pas tendre avec ses opposants : assassinat, emprisonnement, exil… Y a-t-il malgré tout une opposition en Russie ou bien le maitre du Kremlin exercice-t-il un pouvoir sans concession ?

Nous n’avons pas en Russie un pouvoir tendre, ni même une tradition politique tendre. C’est lié au contexte du pays. Les Russes n’attendent pas de leur pouvoir la même chose que d’autres sociétés ayant vécu une histoire – disons – moins complexe.

Quand on parle d’opposition russe en Occident, on parle en fait d’opposition pro-occidentale. Cette opposition existe bel et bien en Russie, mais elle est très minoritaire. D’ailleurs, les appels au boycott et autres actions anti-électorales n’ont pas rencontré de grands échos ce week-end. Soulignons aussi que Iabloko, le parti pro-occidental autorisé, a perdu énormément des forces dont il disposait au début des années 90. Et ce n’est pas à cause de Poutine, mais à cause de l’évolution générale de la société russe.

Ce ne sont pas tous les pro-occidentaux qui sont jetés en prison ou liquidés. La répression vise surtout ceux qui, aux yeux du pouvoir russe, présentent un risque d’ingérence étrangère à travers leurs soutiens. À côté de cela, il y a ce parti pro-occidental autorisé. Il illustre le débat est/ouest qui traverse depuis longtemps la société russe et ses élites…

Exact. Sans n’avoir jamais été un parti de masse, Iabloko a été un parti influent dans les années 90. Il reste tout à fait pro-occidental et pro-libéral dans tous les sens du terme. Mais il est moins agressif vis-à-vis du pouvoir. Il fonctionne comme un petit parti d’opposition qui tient sa place. Ce n’est pas le cas des groupes directement financés ou liés aux puissances occidentales et dont on parle beaucoup plus chez nous. C’est étonnant de voir d’ailleurs à quel point nos médias ignorent aujourd’hui Iabloko, alors que c’était leur coqueluche dans les années 90. Ce parti souhaite toujours que la Russie se rapproche de l’Occident. Le débat est bien présent. Mais aujourd’hui évidemment, les milieux qui soutiennent cette position s’affirment beaucoup moins. S’ils n’ont plus le vent en poupe, ils restent malgré tout bien installés.

Y a-t-il des oppositions plus consistantes ?

Le Parti communiste est la principale force d’opposition en termes de mobilisation et de poids électoral. Il y a également des groupes de gauche beaucoup plus faibles électoralement. Certains ne se présentent même pas aux élections. Mais ils ont des capacités de mobilisation totalement négligées en Occident.

Le Parti communiste reste néanmoins le seul parti politique russe qui est implanté dans tout le territoire. Et c’est ainsi qu’il concurrence le parti au pouvoir. En effet, Russie Unie, le parti de Poutine, dépend d’une structure liée à l’administration d’État. C’est une structure plutôt bureaucratique que politique. Le Parti communiste dispose quant à lui de bases sociales partout dans le pays.

Certains disent que le Parti communiste n’est pas vraiment un parti d’opposition en Russie.

C’est relativement vrai. C’est un parti d’opposition réformateur. C’est-à-dire qu’il se place dans le cadre du système. À l’intérieur de ce cadre, il critique assez fermement la réalité sociale et économique du pays. Mais il s’en prend rarement aux autorités et au président plus particulièrement. Ça ne l’empêche de mener un travail de terrain et de proposer un programme alternatif. Ce qui fait qu’une partie de la vie politique russe se situe par rapport au Parti communiste, même si son programme déplait évidemment aux élites possédantes du pays.

Qu’est-ce qui explique la force de ce parti, plus de vingt ans après la chute de l’Union soviétique ?

L’héritage soviétique. Certes, il y a en Russie un anticommunisme très agressif. Mais il est minoritaire. En réalité, une grande partie des Russes n’est pas prête à bazarder l’héritage soviétique qui se résume à deux points essentiels : la stabilité du pays et une politique sociale dont un ensemble de valeurs ont pénétré la société. Pour beaucoup, l’héritage soviétique évoque encore la stabilité d’une grande puissance, d’un pays qui ne se sentait pas menacé alors que la Russie d’aujourd’hui se sent incontestablement menacée. Il y a en outre une prise de conscience de ce qu’est réellement le capitalisme si bien qu’une grande partie des Russes souhaitent un État social et donc socialiste. Mais ils ne sont pas prêts à risquer une révolution pour y arriver, parce que le pays a connu trop de soubresauts pour tenter à nouveau la chance d’une aventure révolutionnaire.

Vladimir Poutine a été réélu avec 87% des voix. L’autoritarisme et la propagande expliquent tout ? Ou bien le président jouit-il d’une véritable base sociale et du soutien des élites russes ?

La grande capacité de Poutine a été de se placer en position d’arbitre, comme le font beaucoup de dirigeants, surtout en Russie. À partir du moment où vous ne cherchez pas à renverser un système par des moyens radicaux – et la majorité de la population russe ne souhaite pas de tels bouleversements – très souvent, le rôle du chef de l’État consiste à arbitrer les différentes forces en présence. Poutine y est pleinement parvenu.

Ce n’est pas vraiment l’impression que donne la presse occidentale de la Russie. On dirait plutôt un pays où tout le monde obéit au doigt et à l’œil du nouveau tsar.

L’appareil d’État russe représente des tendances parfois très divergentes et même des oppositions qui pourraient effectivement surprendre les observateurs occidentaux. Aujourd’hui par exemple, il y a une véritable guerre ouverte dans les médias russes entre la directrice de la Banque Nationale et le ministre de l’Intégration eurasiatique sur les perspectives économiques, politiques et stratégiques du pays. On imagine mal dans nos « démocraties » occidentales voir des responsables de l’élite dirigeante s’opposer ouvertement sur des questions programmatiques essentielles. Cela montre qu’en Russie, une bonne partie de l’opposition se situe en fait à l’intérieur du camp gouvernemental. Poutine est l’arbitre entre les deux. Il n’a poussé à la démission ni la directrice de la Banque Nationale ni le ministre de l’Intégration eurasiatique. On imagine mal Macron ou Biden laisser ses ministres et ses plus hauts fonctionnaires se battre publiquement sur des questions stratégiques essentielles. Poutine, lui, se place comme un arbitre au milieu du terrain de foot. Il s’est posé en garant de la stabilité. Et ça explique en partie son succès. De nombreuses personnes aux opinions extrêmement diverses soutiennent Poutine. Elles soutiennent en fait celui qui garantit la stabilité du pays tout en espérant qu’il penchera plutôt de leur côté.

La guerre en Ukraine et les conditions de vie comptent-elles aussi parmi les préoccupations des électeurs russes ?

Les Russes souhaitent que la guerre se termine le plus vite possible. Certains, y compris les électeurs de Poutine, manifestent parfois des signes d’impatience et estiment que le président devrait se montrer plus ferme pour conduire la Russie à la victoire. En Occident d’ailleurs, on a tendance à ignorer que si Poutine n’était pas là, nous aurions certainement des candidats plus belliqueux à la tête du Kremlin.

On ne va pas revenir sur la genèse de la guerre en Ukraine. Mais on sait que pour beaucoup, en Russie et ailleurs dans le monde, ce conflit est vu comme une agression de l’OTAN par Ukrainiens interposés. La Russie de Poutine a pu résister aux sanctions économiques et la situation sur le champ de bataille joue  en sa faveur. Cela explique-t-il également sa popularité auprès des électeurs russes ?

L’Occident a clairement mal calculé son coup sur ce plan-là. Quand les marchandises importées d’Occident ont commencé à manquer, elles ont rapidement été remplacées par des marchandises russes. Les médias proches du pouvoir en ont évidemment joué. Mais c’était quelque chose de palpable et qui touchait tout le pays. La grande majorité des Russes en a conclu qu’ils étaient attaqués par l’Occident, mais qu’ils avaient réussi à remporter la bataille : ils étaient capables de produire les mêmes yaourts, les mêmes hamburgers, etc. Cette victoire économique a été ressentie à travers tout le territoire et a joué en faveur du pouvoir.

Quid des conditions de vie ? Tout va pour le mieux en Russie ?

Il y a un mécontentement latent qui se développait au cours des années précédant la guerre et qui apparaît moins aujourd’hui. Ce mécontentement vise le système social, les inégalités et les oligarques. Là aussi, la guerre en Ukraine a joué en faveur du pouvoir, car bon nombre de Russes espéraient qu’elle emporte ces fameux oligarques pourris et pro-occidentaux. C’est en partie fait, mais pas totalement. Ce sentiment populaire est là néanmoins. Et il explique pourquoi Poutine a dû virer à gauche dans ses discours en abordant des questions sociales relativement ignorées jusqu’ici. Il lui fallait montrer qu’il était conscient de cette Russie profonde favorable à une politique sociale plus à gauche que celle mise en place depuis la chute de l’Union soviétique.


Source: Investig’Action

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