Milina Jovanovic a passé la première partie de sa vie à Belgrade avant d’émigrer aux Etats-Unis en 1990. Titulaire de plusieurs diplômes, auteur de nombreux articles de sociologie et d’un livre de poèmes, elle vit à Sunnyvale en Californie, où elle est membre du Bureau de relations humaines et chargée de cours aux immigrants du comté de Santa Clara. Son essai est publié sur deux numéros de Balkans Infos que nous reproduisons ici. La première partie analyse la forme particulière du socialisme yougoslave. La seconde traite de la situation actuelle de la Serbie.
Bilan de la destruction d’un rêve
Dans cet essai je présente mes réflexions personnelles sur la vie dans l’ex-République socialiste fédérale de Yougoslavie et sur les tendances actuelles de privatisation et de prise de contrôle des ressources naturelles, économiques et humaines du pays. Il y a des années, j’ai fait l’expérience personnelle de la meilleure période du socialisme yougoslave en travaillant dans un organisme d’études et de recherches. Dans les pages qui suivent, j’essaie de décrire brièvement et d’expliquer les plus importantes institutions et les aspects du système socio-politique et économique yougoslave, en évoquant le “style de vie” yougoslave et ce qu’il signifiait pour les populations différentes du pays. Sept petits pays désorientés et colonisés – les restes de la Yougoslavie – se battent aujourd’hui pour survivre, déchirés entre leur passé unique et leur présent perturbé. Désespoir et apathie se mêlent aux guerres et à l’occupation étrangère. Pourtant le peuple yougoslave est dur au mal, ce qui me fait achever cet essai par quelques exemples de luttes ouvrières actuelles et de résistance populaire.
Ma génération a eu la chance de grandir à Belgrade, dans la Yougoslavie socialiste. En tant qu’enfants à l’école élémentaire, nous avons participé au moment de l’auto-gestion. L’école entière était dirigée à l’époque par les écoliers, depuis l’administration jusqu’à l’éducation en classe, au nettoyage et à l’entretien des cuisines – tout était géré par les étudiants sans présence d’adultes. Les écoliers appliquaient et adaptaient les programmes, maintenaient la régularité des horaires, faisaient des exposés et jugeaient des progrès de leurs compagnons d’études. Je me souviens parfaitement des fois où j’ai joué le rôle de professeur. Les notes que je donnais à mes compagnons avaient la même importance que celles données par nos vrais professeurs. Nous nous sentions habilités, fiables, responsables, et entièrement libres. Nous allions à l’école par tournées parce qu’il était admis que certains enfants (et adultes) apprennent mieux le matin et que d’autres sont plus alertes et créatifs l’après-midi.
L’accent de toute la société était mis sur le développement des valeurs collectives. Tout ce qui se passait dans une salle de classe, y compris les performances individuelles des écoliers, étaient discuté en présence de tous les parents et étudiants. Pendant toute la durée de ma croissance, ma génération s’est sentie en sécurité. En tant qu’un des trois fondateurs du Mou-vement des non-alignés, le seul but de la Yougoslavie était d’apprendre aux nouvelles générations à défendre leur pays, nous n’avons jamais songé à nous mêler des affaires d’autres pays. Ma génération ne se préoccupait pas de l’avenir (1). Nous grandissions relaxés et optimistes, nous attachant à des priorités telles qu’un bon développement personnel et l’affranchissement des relents idéologiques du capitalisme et du patriarcat.
Comme étudiante à l’université et plus tard comme chercheuse et scientifique en matière de société, j’étais convaincue qu’une de mes priorités était de développer et d’entretenir une approche critique du système socio-économique et politique yougoslave, pour qu’il puisse continuer à évoluer. Il est possible que ma génération ait été la dernière des idéalistes et rêveurs yougoslaves. La Yougoslavie ne ressemblait à aucun autre pays de l’histoire récente. Je m’en suis rendue compte de façon bien plus profonde lorsque j’ai émigré aux Etats-Unis. Mon ami Andrej Grubacic l’écrit avec éloquence : “La Yougoslavie pour moi, et pour des gens comme moi, n’a jamais été qu’un pays – c’était une idée. A l’image des Balkans eux-mêmes, c’était le projet d’une existence interethnique, d’un espace transethnique et multiculturel de mondes différents, un foyer de pirates et de rebelles, un refuge de féministes et de socialistes, d’antifascistes et de partisans, un lieu de rêveurs de toutes sortes se battant à la fois contre la “péninsularité” provinciale et les occupations et interventions étrangères.” Comme mes grand-parents, moi aussi je crois à une région réunissant différents univers et où tout est à tout le monde. Je n’ai pas d’autre émotion qu’un mépris total pour les gens qui ont aidé à détruire la Yougoslavie, et je ressens la même chose à l’égard de ceux qui vendent aujourd’hui ce qui en reste. (2) Je fais à coup sûr partie des gens qui partagent les opinions de M. Grubacic.
Par certains côtés, le modèle yougoslave de socialisme est reconnu comme unique même par ceux qui sont à priori opposés au socialisme. Pourtant, la plupart des études savantes publiées en dehors de la Yougoslavie n’ont pas compris ce qui constituait ce caractère unique. Ni les concepts théoriques ni les applications pratiques ne sont bien connus en Occident. Je n’emploie pas la formule “Yougoslavie communiste” parce que je n’assimile pas la gouvernance d’un parti communiste au communisme. Je ne me sers du terme “communisme” que dans son sens original marxiste de nouvelle formation socio-économique. En fait, je pense que le mot “socialisme” convient mieux à la réalité sociale qui existait en Yougoslavie entre 1945 et 1990. Toute société socialiste est transitoire et contient des éléments des systèmes sociaux anciens et nouveaux.
La Yougoslavie socialiste se fondait sur plusieurs principes de base, institutions et pratiques. Les plus importants étaient l’auto-gestion et la propriété sociale. Le contrôle sur place des ressources locales était garanti par des associations de producteurs libres dans le monde du travail alors que les gens participaient directement à la gouvernance locale dans leurs associations de voisinage. La société avait créé une branche spéciale de légalité appelée loi d’auto-gestion avec des tribunaux correspondants. Certains critiquaient cette dualité légale et l’abondance de lois et de règlements d’auto-gestion.
Il était considéré que personne ne devait avoir de revenu provenant de la propriété privée, autre que celui basé sur le travail. Les théoriciens de l’auto-gestion socialiste arguaient que cela pouvait être assuré par une catégorie unique de propriété sociale. La propriété sociale n’était pas la même chose que la propriété d’Etat. Les moyens de production, la terre, le logement, les ressources naturelles, le bien public, l’art, les médias et les organismes d’enseignement devaient appartenir à la société dans sa totalité – à tout le monde et à personne en particulier. Seulement environ 20 % des ressources agricoles et des petites affaires demeuraient dans le secteur privé. (3) La terre appartenant aux fermiers était limitée à 10 hectares par individu. La plupart des habitations étaient construites pour les travailleurs et leurs familles. Selon des critères spécifiques, on allouait des appartements aux travailleurs pour qu’ils en usent sans en être propriétaires. Leurs enfants et les générations à suivre pouvaient aussi s’en servir sans en avoir la propriété. Ils n’en étaient pas non plus locataires. Ce système légal est difficile à expliquer, parce qu’il dépasse la compréhension de l’Occident.
Dans la Yougoslavie socialiste, un principe de base était que les citoyens locaux avaient le droit inaliénable de contrôler les ressources locales. Dans les associations de producteurs libres, les travailleurs avaient beaucoup d’occasions de prendre des décisions en connaissance de cause sur leurs besoins, ressources disponibles et dépenses. Le peuple yougoslave décidait de ses ressources naturelles, de ses moyens de production et de la production elle-même. Par exemple; la production d’énergie électrique était destinée à subvenir aux besoins domestiques pendant plusieurs décennies. Jusque dans les années 80, la majorité des produits yougoslaves étaient destinés à l’usage domestique, pas à l’exportation. Les documents officiels montrent qu’entre les années 50 et le début des années 90, les partenaires commerciaux habituels des ex-républiques yougoslaves étaient les autres républiques yougoslaves.
En plus de la propriété sociale, l’auto-gestion était l’autre institution fondamentale. Les deux étaient vus comme l’idéal et les principes de base de l’organisation sociale. Les groupements de producteurs libres (OUR) étaient les unités de base du travail associatif et étaient organisés à plusieurs niveaux. Les travailleurs avaient décidé de travailler ensemble pour subvenir à leurs besoins communs et défendre leurs intérêts, et ont créé ces associations. Ils travaillaient collectivement en utilisant les moyens sociaux de production et leurs produits. Les associations de producteurs libres existaient dans le domaine de la production matérielle, mais aussi dans ceux des services sociaux, de la culture, de l’art, de l’éducation et de la santé. Dans chacune d’entre elles, les décisions étaient prises par référendum. Des conseils ouvriers se réunissaient régulièrement pour diriger le quotidien des associations.
Certains auteurs américains, comme Michael Albert (4) parlent souvent de l’économie participative comme étant une nouveauté. Ils reconnaissent rarement l’importance du modèle yougoslave d’auto-gestion existant depuis plus de quarante ans. Mon propre père était à la fois un travailleur dans la production et un gestionnaire. Dans ma jeunesse, j’ai pu voir l’auto-gestion en pratique et mesurer son efficacité. Par exemple, c’était l’ensemble des membres d’une association qui se réunissait pour choisir les candidats au conseil ou planifier la production annuelle. C’est vrai qu’avec le temps, l’économie de marché et d’autres facteurs ont limité le pouvoir économique et politique des travailleurs. Mais cela ne doit pas diminuer la valeur de l’expérience yougoslave d’auto-gestion, à la fois en théorie et en pratique.
Les associations de voisinage (Mesna Zajednice) étaient un autre type d’unités de base du self-gouvernement. Les gens y prenaient les décisions concernant leur vie quotidienne et leur entourage. Ils y choisissaient leurs délégués aux gouvernements communaux et nationaux et organisaient leurs conditions de vie et de travail, le traitement des besoins sociaux, le soin des enfants, l’éducation,, etc. Chaque association avait ses propres statuts créés par les habitants du secteur. Les décisions importantes y étaient aussi prises par référendums.
Les communes étaient des unités territoriales plus larges, fondées sur les principes de la Commune de Paris (5), et destinées à assurer la décentralisation et la participation directe du peuple à son auto-gouvernement. Les communes, les provinces autonomes, les républiques et :la Fédération étaient inter-connectées dans la même pyramide du système. Les constitutions de toutes les républiques reconnaissaient la commune comme l’unité de base socio-politique, d’une importance capitale pour les gouvernements des républiques et de la Fédération. Le but principal de toutes les structures économiques et politiques de la Yougoslavie socialiste était d’assurer à, tous les travailleurs les meilleurs conditions de travail et de vie.
Pendant toute la période socialiste, et particulièrement entre les années 60 et 80, la Yougoslavie était un pays prospère où chacun avait la garantie de pouvoir travailler, recevoir un salaire décent et bénéficier d’une éducation de grande qualité jusqu’après le doctorat, d’un minimum d’un mois de vacances payées, d’un congé maladie illimité selon les besoins de santé, d’un congé payé d’un an de maternité-paternité et d’un droit au logement. (6) De plus, la Yougoslavie était le seul pays au monde à avoir inclus dans sa constitution les droits et libertés de la femme. Les femmes ont fait des percées multiples dans les domaines de l’éducation et de l’emploi, investissant en grand nombre ces espaces traditionnellement à dominance masculine. Ma thèse de maîtrise comparait les progrès des femmes dans ces deux domaines en Yougoslavie et en Californie. Les documents que j’ai réunis montrent que les femmes yougoslaves ont réussi plus d’avancées et mieux défié les habitudes patriarcales que les Californiennes. (7)
Pendant la même période, les transports publics fonctionnaient bien, la vie culturelle et artistique était florissante et même, sur beaucoup de points, était considérée comme d’avant-garde. Toutes les performances et tous les événements artistiques et culturels étaient réalisés pour le peuple, il n’y avait pas de “culture d’élite” ou d’”art d’élite”. La participation à toutes les manifestations était d’un prix très abordable. Les enfants apprenaient la musique, l’art et un nombre de langues étrangères dès un âge précoce (déjà au kindergarten). Dans la tradition originelle du marxisme, on considérait que toute personne devait être élevée en individu bien développé. Dès l’école élémentaire, on nous apprenait à équilibrer le travail manuel et le travail intellectuel, et à résister à un excès de spécialisation. L’éducation générale était hautement prisée. Les classes d’histoire et géographie comprenaient des leçons sur tous les continents. Surtout lors des premières années du socialisme, des gens de tous âges, les jeunes en particulier, se portaient volontaires pour travailler ensemble à construire des ponts et des routes, à planter des arbres et des forêts. Participer à des travaux publics leur donnait un sentiment de fierté et fournissait les occasions de nouvelles amitiés et d’élargissement de l’horizon. Ma génération avait des plans annuels d’école, qui comprenaient des sorties d’une semaine, qui nous menaient à des sites différents où nous faisions la connaissance des bijoux naturels des autres républiques. Le multiculturalisme yougoslave est rarement compris en Oc-cident. Pendant la période socialiste, il y a eu une forte proportion de mariages mixtes et un grand nombre de gens avaient embrassé la cause de ce qu’on appelait la “fraternité et unité” yougoslaves. La Yougoslavie socialiste avait une bonne réputation dans le monde entier : elle était vue comme un membre essentiel des nations non-alignées et un partenaire important des relations internationales.
Comme l’a souvent répété Michael Parenti, elle a l’exemple d’un pays qui indispose les politiciens américains, surtout depuis les années 1980. Ce genre de pays défie la recherche US de domination globale, les projets mondiaux des grandes compagnies et la “tiersmondisation” de toute la planète. (8)
Au début de 1990, le temps est venu pour les USA et ses alliés de l’OTAN d’intervenir : ils ont fait tout ce qu’ils ont pu, y compris en utilisant la force brutale, pour effacer la Yougoslavie de la carte de l’Europe. La Yougoslavie (et surtout la Serbie et le Monténégro) était le seul pays de la région à ne pas rejeter ce qui restait de son socialisme pour installer le système du marché libre. (9) Son démembrement, et les guerres des années 90 ne sont pas le sujet de cet essai. Beaucoup de choses ont été écrites à ce propos, surtout pour justifier les guerres des USA et de l’OTAN, et l’occupation qui a suivi. Pourtant, pour un petit nombre de chercheurs et de militants, il était évident déjà dans les années 90 que les objectifs de l’empire mondial étaient les mêmes en Yougoslavie que dans beaucoup d’autres pays du globe. Citons encore Parenti : “Le but des USA était de transformer la Yougoslavie en un amas de faibles principautés de droite avec les caractéristiques suivantes : a) l’incapacité de se fixer une perspective indépendante de développement propre ; b) des ressources naturelles entièrement accessibles à l’exploitation par les grandes compagnies internationales, y compris l’énorme richesse minière du Kosovo ; une population appauvrie mais instruite et qualifiée, travaillant pour des salaires à peine suffisants pour vivre, une main d’œuvre à bon marché aidant à réduire les salaires en Europe de l’ouest et ailleurs ; d) le démantèlement des industries pétrolière, d’ingéniérie, minière, pharmaceutique, du bâtiment, automobile et agricole de manière à ce qu’elles ne concurrencent plus les producteurs occidentaux.”
Les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN voyaient d’autres profits à détruire la Yougoslavie. Celle-ci était considérée comme une puissance régionale et le germe d’une fédération balkanique. Ils savaient que leur présence physique dans la péninsule balkanique leur apporterait des gratifications supplémentaires telles qu’un meilleur contrôle des ressources et développement européens, du trafic de l’héroïne et des organes humains, et du pipeline de la mer Caspienne. Les soi-disant missions de paix sont devenues des programmes d’occupation assurant la construction et l’entretien de bases militaires permanentes et de centres de détention.
A beaucoup de points de vue, les USA et l’Union européenne ont atteint un certain nombre de leurs buts. Lors de ma visite annuelle à la ville où je suis née, je vois de nouvelles réalisations à chaque fois. Mais l’occupation complète, la privatisation de toutes les ressources économiques et naturelles, ainsi que la totale démoralisation du peuple, ne sont pas faciles à achever dans les Balkans. Dans son film documentaire “The Weight of Chains” (le poids des chaînes), le réalisateur serbo-canadien Boris Malagurski a montré que bien des peuples se réveillent, se rendant compte que l’économie de marché et la domination étrangère n’ont rien amené de positif. C’est ce qui se passe dans tous les pays qui constituaient jadis la Yougoslavie. Ce que les idéologues du marché libre appellent la “yougonostalgie” se renforce avec la conscience d’une grande perte. Il y a l’affirmation d’une mémoire collective du peuple, et le preuve que des oppositions existent dans leur unité dialectique : certaines forces sociales luttent pour leur entrée dans l’UE alors que d’autres se battent pour retrouver leur tradition socialiste et maintenir leur indépendance.
Les peuples yougoslaves n’ont pas pu effacer leur expérience positive de la vie sous le socialisme. Les idéologies imposées qui glorifient les valeurs capitalistes et le consumérisme, les avantages de l’Europe et les projets du business international sont influentes, mais un nombre significatif de travailleurs essaient de reconquérir leur pouvoir. Ils se battent contre les privatisations, le pillage de leurs établissements, les pertes d’emplois et les mesures d’austérité. La résistance n’e jamais cessé.
Le programme néo colonial s’est développé au cours des dernières années. Voici ce que j’ai vu à Belgrade, il y a quelques mois.
En me promenant dans la ville, j’ai été frappée par le nombre de banques étrangères. A certains endroits, elles sont à chaque coin de rue, avec leurs entrées proches les unes des autres. Le nombre de bureaux de change n’a pas diminué depuis leur multiplication au début des années 90. Cela correspond à la mainmise sur le secteur financier serbe par les puissances de l’UE et les organismes de la haute finance internationale. Les employés serbes qui travaillent dans ces banques sont souvent de mauvaise humeur et désagréables avec les clients, et ne semblent pas heureux des conditions de travail qui leur sont imposées.
Les effets de la nouvelle idéologie capitaliste à la mode, qui glorifie la consommation, sont clairement visibles dans les rues, les magasins, les institutions et les médias. Chaque année, il y a un nombre légèrement accru de restaurants “fast food”. Les boissons et aliments malsains accompagnent ce que beaucoup de Belgradois considèrent comme se produisant en coulisse – l’importation de nourriture et de semences OGM, malgré les affirmations du gouvernement qu’il n’autoriserait jamais ce genre d’opération. La même chose s’applique à la viande remplie d’hormones et de bactéries infectieuses. Le résultat est qu’on voit plus de gens en surpoids dans les rues de Belgrade. Cela dit, il semble que ce soit un problème encore marginal, car les Belgradois marchent beaucoup, et se sont mis au jogging, à la bicyclette et aux classes de yoga. L’aspect le plus alarmant semble être l’accroissement du nombre de personnes dans la quarantaine ou la cinquantaine souffrant d’hypertension, de crises cardiaques ou d’attaques.
Les compagnies étrangères ont acheté beaucoup de sociétés précédemment yougoslaves ou serbes. La privatisation des ressources yougoslaves en eau est un exemple frappant de ce processus. Rosa Water est une société Coca-Cola hellénique ; Voda Voda est la propriété d’Arteska International Co., BB Minaqua Co. est partagé entre l’allemand Krones, l’italien Sidel et Thomson Machinery pour sa production à Chypre. Même si beaucoup de ces compagnies affirment qu’elles utilisent des conditionnements écologiques, comme la “bouteille Rosa à base végétale”, les emballages plastiques et leurs déchets saturent l’environnement et laissent filtrer des substances chimiques toxiques dans l’eau en bouteille que beaucoup de Belgradois achètent aujourd’hui et trimballent avec eux. Jadis, l’eau du robinet était de bien meilleure qualité, et presque personne ne pensait avoir besoin d’eau en bouteille. Jusque dans les années 1990, toutes les boissons étaient contenues dans des bouteilles en verre.
Les entreprises de vêtements ou de cosmétiques sont soit étrangères, soit serbes achetées par des étrangers. Par exemple, si l’on considère les vêtements d’enfants, les souliers, les produits de beauté ou les aliments, on trouve un mélange de marques étrangères connues qui profitent de l’ouverture de tous les marchés : Avent, Disney, Chicco, Graco, Bertoni, Peg-Perego, Bambino, Pavlogal, Humana, Frutek, Hipp, Nestlé, Juvitana, Bebelac. Kosili et Dr Pavlovic sont des exceptions. Alors qu’avant les guerres de 1990-1999, nous n’avions à Belgrade que quelques firmes italiennes de produits pour enfants, Nestlé et Disney sont abondamment présents. Même des sociétés serbes veulent des noms anglais, comme Beba Kids ou Just Click, etc.
La firme belgradoise Dahlia Cosmetics fabriquait des produits à base minérale ou végétale. Aujourd’hui, elle est privatisée et, comme le dit son site internet, est possédée à 100 % par le belgradois Bechemija. Celui-ci à son tour a été formé par une fusion entre Delta de Zrenjanin et le slovénien Sanpionka. Au cours de toutes ces privatisations et fusions, des milliers d’ouvriers ont perdu leurs emplois. Et il est difficile de croire que Dahlia ne remplace pas les produits d’origine naturelle par des ingrédients synthétiques. Rien qu’en regardant certaines étiquettes, on peut se poser la question.
Duvanska Industrija Nis (l’industrie du tabac de Nis) a été bombardée à répétition durant les frappes de l’OTAN en 1999. C’était une des usines les plus importantes, employant 2.500 personnes (11). Les bombardements ont préparé le terrain pour la récupération ultérieure. En 2003, le géant du tabac Philip Morris s’est emparé de l’usine à cigarettes serbe. Philip Morris se sert de tabac OGM saturé de pesticides au cours de sa culture et d’autres substances toxiques lors de la production des cigarettes.
En ce qui concerne les privatisations et pertes d’emplois, beaucoup d’affaires ont cessé d’exister, et d’autres se sont créées depuis ma dernière visite, il y a deux ans. Il y avait un magasin de souvenirs dans la rue face à la mairie de Belgrade, mais cette fois il y avait un magasin différent et aucune personne que j’ai interrogée n’a pu me dire ce qu’était devenu le magasin de souvenirs. La Serbie n’a plus d’industrie du vêtement depuis que Centrotekstil, Kluz, Beko, Tekstilna Industrija Zemun ont tous cessé d’exister. La même chose est vraie de l’Elektronska Industrija Nis (l’industrie électronique de Nis) et de l’INSA de Zemun, qui produisait des horloges et des montres. Ces deux industries domestiques viables ont disparu. Zastava, le fabricant automobile de Kragujevac, a été détruit. L’industrie jadis prospère de la chaussure est réduite à Boreli, une firme dont la production, les sites et les magasins ont été la cible du croate Borovo pour des achats éventuels. De longues luttes ouvrières à Boreli n’ont pas résolu le problème de sa privatisation.
L’ensemble de l’industrie serbe se monte aujourd’hui à 37 % de ce qu’elle était en 1986. En plus des grandes compagnies, des politiciens comme Madeleine Albright ont l’œil sur l’industrie les services et les ressources de l’ex-Yougoslavie. L’Albright Capital Management (ACM), la société de l’ex-secrétaire d’Etat US, ont cherché à acheter le Telecom du Kosovo, comme m’ont rapporté Tanjug et RTS le 18 août. Madeleine Albright a servi sous Bill Clinton et a été l’artisan de la “guerre humanitaire” contre la Yougoslavie et la Serbie.
Apple a aujourd’hui plusieurs bureaux à Belgrade et vend des équipements coûteux au secteur fortuné de la population.
On considère souvent que le niveau de colonisation d’un pays se mesure au degré d’incorporation de la langue étrangère dans la langue locale. Aujourd’hui, les colons sont multiples. La langue serbe est truffée de mots étrangers, mais ils sont surtout anglais. Dans beaucoup de cas, ils paraissent même ridicules, comme d’étranges hybrides écrits en cyrillique avec une orthographe serbe. On a du mal à les écouter et à se retenir de rire. Nous avons déjà une quantité de mots turcs profondément enracinés dans la langue serbe en raison des siècles de domination ottomane, malgré le fait que nous ayons résisté à leur intégration et protesté contre leur emploi, mais beaucoup d’entre eux paraissent plus naturels que ceux qui envahissent aujourd’hui notre langue. D’innombrables affaires locales, groupes musicaux, offices de tourisme, ont des noms anglais. Les populaires restaurants au bord de l’eau sont plus actifs que jamais. L’un d’entre eux s’appelle “Bollywood”.
Les transports publics fonctionnent toujours bien à Belgrade, bien que l’introduction récente dans les autobus de machines à billets électroniques ait semé une certaine confusion parmi les usagers. Il y a dans la ville trop d’affiches qui célèbrent le nouveau consumérisme capitaliste, vantant les mérites des banques, des corporations et des productions étrangères. D’énormes placards font la publicité d’équivalents du Viagra. La population serbe a même son propre Viagra baptisé “Vulkan” (volcan).
Tout cela génère des profits, ainsi que des consommateurs fidèles et dépendants.
Ma fille a expliqué dans sa thèse que la culture urbaine de Belgrade demeurait déchirée entre la pression des marchés globaux dirigés par les pouvoirs politiques des USA et de l’UE, et sa polyculture originale à la fois passée et présente. Le peuple serbe, et les Belgradois en particulier, résistent à ces pouvoirs de beaucoup de façons différentes. Ils peuvent penser qu’il est profitable d’incorporer certains éléments de la culture US dominante à la leur. Mais pour la plupart, ils maintiennent leurs traditions. Les citadins connaissent beaucoup d’événements d’été, tels que des théâtres en plein air, des concerts gratuits de jazz dans la rue, des parcours touristiques dans le environs de la ville où les traditions villageoises se marient aux progrès technologiques. On organise aussi des camps de jeunes, des cours de yoga sur la plage belgradoise d’Ada. Il semble que les Serbes veuillent profiter au maximum des mélanges culturels tout en résistant à l’effort colonialiste de supprimer ce qui est exclusivement national.
Il y a aussi des groupes comme le Freedom Fight Movement (mouvement de combat pour la liberté). Le Freedom Fight est actif sur de nombreux fronts, depuis le soutien des travailleurs dans leurs luttes jusqu’à l’opposition à la conférence de l’OTAN de l’année dernière. Le groupe collabore aussi avec de nombreux organismes internationaux qui travaillent à des systèmes indépendants d’alimentation organique locale. Les actions déterminées des Belgradois ont forcé l’ambassade américaine à supprimer toutes les fenêtres du bâtiment du côté de la rue. Il y a maintenant des murs où il y avait de larges fenêtres. L’année dernière, quand les médias ont rapporté qu’on allait ouvrir le plus grand site d’Europe de déchets nu-cléaires à Vinca, près de Belgrade, la colère populaire a apparemment eu de l’effet. Les autorités ne disent plus un mot du projet.
Les décennies de crise économique, de guerres, d’embargos, de bombardements de l’OTAN, ainsi que la perte de propriété de la presque totalité des industries et systèmes financiers, les emprunts forcés, les programmes qui ont imposé des “réformes de l’éducation” et la constante dégradation des conditions de vie, ont eu de graves conséquences. La dette nationale serbe est aujourd’hui plus importante que celle de l’ex-Yougoslavie en 1990, quand les Etats-Unis affirmaient qu’elle était trop importante et impossible à régler, présentant cela comme un motif de démantèlement de la Yougoslavie. L’année dernière, le revenu moyen mensuel en Serbie était de seulement 320 euros. Avec cette dégradation des conditions de vie, j’ai noté cette année que la mode féminine avait changé. Pour la première fois, les Belgradoises n’avaient pas leur élégance habituelle. Les jeunes font évidemment exception à toute règle. Ils paraissaient aussi à la page, cosmopolites et rebelles que d’habitude.
Cela dit, la Serbie a un autre grand problème, le vieillissement de sa population. C’est aujourd’hui l’un des 10 pays du monde où la population est la plus âgée. Tant de gens parmi nous ont quitté leur patrie pendant leurs années d’activité et ceux qui sont restés n’ont ni les moyens ni la motivation d’élever des enfants. La Serbie vit sa septième année de proportion négative de naissances et se trouve dans une crise démographique dramatique.
Il serait erroné de penser que les Serbes acceptent tout en silence. Même dans les situations d’extrême danger, comme durant les 78 jours de bombardement, ils ont formé des chaînes humaines pour défendre les bâtiments et les ponts, ils ont organisé des concerts et des manifestations pour envoyer le message qu’ils résisteraient à l’occupation dans l’esprit de leurs ancêtres. Greg Elich l’a bien souligné. (12) Andrej Grubacic a décrit (13) comment les travailleurs serbes ont lutté pendant des années contre les privatisations et la perte de leurs moyens de production. Cette année, j’ai rencontré plus de Serbes qui étaient critiques de leur gouvernement, de l’UE et des diktats globaux des USA qu’au cours de mes précédentes visites. Malgré tout, je n’ai pas quitté Belgrade sans espoir.
Les Serbes, et tous les peuples des Balkans, ont démontré au cours des siècles leur force, leur sagesse commune et la fermeté de résistance à tous les oppresseurs qui leur ont permis de survivre, de s’adapter et de vivre le mieux possible dans des conditions défavorables.
Tous les peuples de la Yougoslavie ont perdu beaucoup au cours des vingt dernières années. Mais aussi ceux de la Tchécoslovaquie, de la Pologne, de la Hongrie, et d’autres pays européens. Dans sa chasse au profit et sa volonté de domination, l’empire global exige encore plus d’exploitation, de sacrifices et de mesures cyniques d’austérité. Les politiques funestes dans l’économie, l’écologie, l’éducation, la santé et le reste de la société sont enfoncées dans la gorge des travailleurs dans le monde entier. On peut espérer que nous puissions éveiller l’intérêt pour le passé unique de la Yougoslavie et les combats actuels de ses travailleurs, qui ouvrent la voie à une meilleure compréhension et solidarité par-dessus les frontières.
Source: Balkans Infos
Dessin: Carlos Latuff
Notes
(1) Anna Nevenic a présenté une description semblable de ce qu’ont vécu nos générations dans la Yougoslavie socialiste dans “A Short History of Serbia, Yugoslavia and the Balkan People”. 2003. Palm Springs, CA: United Children’s Network, p. 111-129
(2) Andrej Grubacic. 2010. “Don’t Mourn, Balkanize ! Essays After Yugoslavia”. Oakland: PM Press, p. 11-13
(3) Harold Lydall. 1984. Yugoslav Socialism. New York: Oxford University Press, p. 268. Même Lydall s’est servi de certains chiffres montrant qu’en 1980 30 % de la force de travail active se trouvait dans le secteur privé, laissant près de 70 % dans le secteur public.
(4) Grubacic, Ibid, pp. 220-241
(5) Mile Ilic and Branislav Markovic. 1996. Lokalna Samouprava u Jugoslaviji. Gradina.
(6]) certains de ces faits soulignés par Michael Parenti. 2000. “To Kill a Nation: The Attack on Yugoslavia”. New York: Verso. p. 17
(7) Milina Jovanovic. 1998. “Women’s Education and Employment in Yugoslavia and California”. Ann Arbor, MI: UMI
(8) Parenti, Ibid, p. 17
(9) Ibid, p. 18
(10) Parenti, Ibid, p. 19
(11)Greg Elich. 2006. “Strange Liberators: Militarism, Mayhem and the Pursuit of Profit”. Coral Springs, FL: Lumina Press, p. 213
(12) Elich, Ibid. p. 224
(13) Grubacic, Ibid. pp. 185-250 ; des exemples de luttes ouvrières à Zastava Elektro, Srbolek, BEK, Jugoremedija, et autres.