Lors de la 39ème conférence internationale sur la politique de sécurité – sorte de « Davos de la défense » – qui s'est tenue à Munich le mois dernier, le ministre des Affaires étrangères allemand, Joseph Fischer a fait une intervention remarquée. Après avoir rappelé la détermination de l'engagement militaire de Berlin, il y a quatre ans, lorsqu'il s'était agi de « faire barrage à Milosevic au Kosovo », Fischer s'est adressé au secrétaire à la Défense américain, Donald Rumsfeld, en ces termes :
« Pourquoi cette soudaine priorité pour l'Irak ? Je ne suis pas convaincu, et je ne peux pas convaincre le peuple allemand si je ne suis pas moi-même convaincu. Vous promettez une démocratie florissante en Irak, je n'y crois pas ». L'incrédulité – justifiée – de Fischer ne saurait cependant faire oublier qu'il fut lui-même, en mars-avril 1999, au centre de la plus extraordinaire opération de désinformation qu'ait connue l'Allemagne depuis 1945,
lorsque Joseph Goebbels officiait à la propagande. C'est cette « chronique d'une manipulation » que Jürgen Elsasser relate dans ses moindres détails, dans un livre de référence, enfin traduit en français (1).
Après que Rudolf Scharping, à l'époque ministre de la Défense, eut été le premier parmi les politiciens occidentaux à signaler la présence de camps de concentration au Kosovo, au cours d'un talkshow de la chaine ARD du 28 mars 1999 (une fausse nouvelle dont la presse allemande fit aussitôt ses choux gras), Joseph Fischer lui emboita le pas quelques jours plus tard en affirmant dans une interview au magazine américain Newsweek que « le nationalisme est pratiqué par Milosevic d'une manière telle qu'on ne la tenait plus pour possible depuis les années quarante, depuis les Nazis et l'apogée du fascisme en Europe ». Selon un politologue allemand cité par Jürgen Elsasser : « Quand Fischer et Scharping parlent de Hitler et d'Auschwitz, de SS et d'holocauste, c'est autre chose que lorsque Clinton et Blair le font : les politiciens et les journalistes allemands ne spéculent pas seulement – dans un objectif de propagande – sur le ressentiment de leurs concitoyens, ils y croient eux-mêmes, obéissant à une projection dont ils ne sont plus les maîtres ».
Cependant, en dépit des innovations quotidiennes d'un Scharping puisant abondamment dans la boite à outils des horreurs du IIIème Reich, et de son inventivité reconnue pour les récits macabres à connotation sexuelle, les dirigeants allemands observèrent avec inquiétude, début avril, les premiers signes d'un fléchissement du soutien des médias « toujours prêts à l'attaque », annonciateur d'un retournement de l'opinion en faveur d'un arrêt de la campagne de bombardements de l'OTAN et de la reprise des négociations
avec Milosevic – une catastrophe que Fischer voulait à tout prix éviter. C'est le moment que choisit l'ancien spécialiste des combats de rue pour annoncer à ses collègues « électrisés » une nouvelle sensationnelle : il disposait depuis quelques jours de la preuve écrite que Milosevic avait programmé pour le printemps un crime contre l'humanité de
grande ampleur au Kosovo, justifiant a posteriori l'engagement préventif de la Bundeswehr. Dans son Journal de guerre, Scharping raconte ces journées excitantes : « 5 avril : je reçois un papier de Joschka provenant de sources du service de renseignements et qui prouve la préparation et l'exécution de l'opération Fer à cheval par l'armée yougoslave. Analyse immédiate des documents engagée. 7 avril : Analyse du plan d'opération Fer à cheval terminée.Nous avons enfin la preuve que dès décembre 1998 un nettoyage systématique et l'expulsion des Kosovars albanais avaient été planifiées, une preuve en détail et qui nomme toutes les unités yougoslaves qui y participent. L'analyse fait apparaître une image effroyablement claire. J'ai décidé que le plan Fer à cheval soit rendu public demain ».
Deux ans plus tard, le 8 février 2001, la chaine ARD diffusera un documentaire exclusif intitulé « Au commencement fut le mensonge ». Ce soir là, un million de téléspectateurs allemands médusés, apprirent ce qu'un petit nombre de personnes bien informées savaient déjà : il n'y avait jamais eu de plan Fer à cheval serbe, et des massacres avaient été inventés de toute pièce. Ils entendirent également l'ancien porte-parole de l'OTAN durant la guerre, le britannique Jamie Shea, adresser un vibrant (mais fort compromettant) hommage à l'éminente contribution des dirigeants allemands : « Non seulement le ministre Scharping, mais aussi le chancelier Schröder et le ministre Fischer furent un exemple grandiose de leaders politiques qui ne s'alignent pas sur l'opinion publique mais savent la modeler. En dépit de fâcheux dommages collatéraux et malgré la durée des bombardements, ils ont su maintenir le cap. Si nous avions perdu le soutien de l'opinion publique allemande, nous aurions aussi perdu celui des pays partenaires. ».
La traduction de l'ouvrage de Jürgen Elsasser a un autre grand mérite : en démontrant dans un chapitre intitulé « Le fascisme albanais » que la situation dans la province, loin de s'être améliorée est, à bien des égards, pire que ce qu'elle était à la veille de l'intervention armée occidentale, en dépit de la présence sur place de plusieurs dizaines de milliers de soldats, il contribue à briser l'illusion, encore assez répandue en France, selon laquelle l'opération de l'OTAN au Kosovo aurait été un précédent heureux. Un argument dont certains intellectuels médiatiques (Glucksmann, Bruckner) et politiciens euro-atlantistes (Kouchner, Madelin) se servent pour justifier le concept de guerre préventive contre des dictateurs qui ne penseraient qu'à commettre des « génocides » contre leur propre peuple.
M.A. C.
(1) La politique de la RFA dans la guerre au Kosovo. Traduction de Pauline
Massy et Edouard Reczeg. Collection Allemagne d'hier et d'aujourd'hui.
L'Harmattan, 2002. 22 euros.
Article paru dans le mensuel Bastille-République-Nations, mars 2003.