Amzat Boukari-Yabara : “Les Etats d’Afrique francophone restent des néocolonies”

Auteur de plusieurs ouvrages sur le panafracanisme et la Françafrique, l'historien Amzat Boukari-Yabara nous livre son analyse des coups d’États qui ont secoué l'Afrique francophone depuis 2020. En passant d'abord par l'actualité de la guerre coloniale et génocidaire menée, depuis plus d'un mois, par Israël contre les Palestiniens.


Investig’Action : Quels sont le ou les liens entre la lutte palestinienne et le panafricanisme ?


Amzat Boukari-Yabara : Question vaste et compliquée. Le dossier palestinien est une question coloniale avec une diaspora, la diaspora juive, vis-à-vis d’un peuple qui a été colonisé et dont la terre a été volée, le peuple palestinien. Ayant subi la barbarie nazie au cœur de l’Europe, le peuple juif a aussi été opprimé dans l’Histoire. Ceci posé, l’un des principes du panafricanisme, c’est la solidarité avec tous les opprimés. Dès lors, la position doctrinale au sein du mouvement panafricain, c’est celle de l’anticolonialisme ; de la solidarité avec le peuple palestinien, avec ceux qui sont aujourd’hui opprimés. C’était la ligne des mouvements de libération africains, des États membres de l’OUA [Organisation de l’Unité Africaine], suivie par ceux de l’actuelle Union Africaine (UA). D’autant que l’État d’Israël a longtemps été l’allié politique, économique et militaire du régime d’apartheid sud-africain [de 1948 à 1988]. Ensuite, la question palestinienne, c’est également celle de l’impérialisme nord-américain au Moyen-Orient. De ce fait, à partir de 1967, les militants afro-américains issus du mouvement du Black Power se sont solidarisés avec la lutte palestinienne, notamment en 1969, au festival panafricain d’Alger, où plusieurs d’entre-eux ont échangé avec le Fatah. Cette question de l’impérialisme américain au Moyen-Orient est importante puisque la politique israélienne en Afrique en est une extension. Israël redéploie une diplomatie pour s’intégrer au sein de l’Union Africaine, dans laquelle la Palestine est présente depuis l’époque de Yasser Arafat… En résumé, je dirais que si des débats existent sur la forme, la tendance majoritaire, au sein du panafricanisme, c’est l’anticolonialisme. Soit un double soutien : envers celles et ceux qui subissent la colonisation et vers la recherche de la paix, d’une solution pacifique.


I’A : La représentation palestinienne au sein de l’UA est méconnue de la plupart des associations occidentales qui militent pour la cause palestinienne…


A.B-Y : Oui, c’est totalement méconnu de la plupart des camarades pro-palestiniens militant sur le continent européen. C’est l’un des soucis… On demande une solidarité aux Africains envers cette cause-là – qui est une solidarité naturelle pour tout militant panafricain conséquent – mais les positions du panafricanisme sur la question palestinienne sont peu connues dans les milieux pro-palestiniens. Chaque fois que le lien est fait entre la Palestine et l’Afrique, c’est pour citer Nelson Mandela et faire référence à l’Afrique du Sud de l’apartheid sans inclure le mouvement panafricain qui a permis de vaincre l’apartheid. La réflexion doit aller plus loin. Analyser ce qui se passe en Palestine en l’articulant aux crises de l’impérialisme au Congo-Kinshasa ou en Haïti, comprendre comment des contradictions telle que la négrophobie structurelle en Afrique du nord participent au fonctionnement de l’impérialisme qui cherche à briser les solidarités, etc. Il faut parvenir à structurer tous ces enjeux sans en perdre la spécificité. Ajoutons que c’est aussi le travail de l’impérialisme nord-américain que de faire méconnaître la réalité d’un soutien panafricain à la cause palestinienne. Le premier travail de l’impérialisme US fût d’ailleurs de lier, géopolitiquement, l’Égypte au Moyen-Orient ; d’extirper cet État du continent pour le couper de toute dimension panafricaine ; notamment depuis la chute de Gamal Abdel Nasser (le leader politique qui faisait la jonction entre le continent africain et le moyen-Orient). Kadhafi a vaguement tenté de reprendre cet axe panafricain de Nasser mais sans réel succès. En fait, il est difficile de demander aux pays subsahariens – dont beaucoup sont des néocolonies ou des régimes autoritaires – d’être au front du combat palestinien d’autant plus que le positionnement de la plupart des gouvernements et régimes arabes n’est pas très clair. Comme on le voit aussi en ce moment…


Gaza, le 11 octobre 2023.


I’A : L’accélération de la guerre israélienne contre les Palestiniens, avec un « cas d’école de génocide » sur Gaza, peut-elle constituer un facteur de division du panafricanisme ? Autrement dit : si certains pays africains (Algérie, Tunisie, Libye ou Mauritanie) soutiennent fermement la résistance palestinienne, d’autres (Sénégal, Ghana, RDC, Cameroun ou Madagascar) se sont placés à la remorque de l’Occident, en soutenant l’État colonial d’Israël…

A.B-Y : Non, je ne le pense pas. Le panafricanisme, ce n’est pas l’unité de l’Afrique pour l’unité. C’est davantage l’affirmation de principes qui permettent de voir qui est panafricaniste et qui ne l’est pas. Que l’intensification de la guerre en Palestine conduise les pays africains à prendre position et à se diviser, c’est en soi une bonne chose, du point de vue de l’état des lieux des forces panafricaines. Quand il faut choisir, on voit mieux « qui est qui », qui a et défend des principes et qui n’en a pas. Par exemple, l’Afrique du Sud, qui entretient sans doute le plus de relations économiques avec Israël, a clairement condamné les bombardements et les milliers de morts palestiniens. Le gouvernement sud-africain a aussi rappelé ses diplomates en poste à Tel-Aviv. Il y a donc des États africains qui sont solides sur leur ligne diplomatique, en fonction de leur conscience historique, et d’autres qui versent dans des calculs d’intérêts à court terme. Je trouve assez fort le positionnement de principe sud-africain qui, à la fois, tient tête aux États-Unis, se positionne comme un leader des BRICS tout en ne bradant pas son héritage anticolonialiste. Ce qui n’empêche pas les contradictions internes : la solidarité sud-africaine envers le peuple palestinien n’existe pas forcément vis-à-vis d’autres communautés africaines victimes de xénophobie ou de persécutions en Afrique du Sud même…


I’A : Les réseaux sociaux sont fort consultés et utilisés dans le cadre de cette guerre au Moyen-Orient. On y trouve, notamment, le détournement d’une citation de Frantz Fanon : « Lorsque on dit du mal des juifs, tends l’oreille, c’est de toi qu’on parle » en « Lorsqu’on tue des Palestiniens, réagis, car après ce sera ton tour ». Qu’en pensez-vous ?

A.B-Y : Personnellement, je suis assez perplexe sur les guerres de communication, sur cette extension de la guerre sur les réseaux sociaux qui vise à faire appel à l’émotion. En fait, le cas palestinien est un conflit fort prégnant et débattu parce qu’il est impérialiste et stratégique. D’un côté, il y a une violence d’État et, de l’autre, pas d’État reconnu et plusieurs formes de résistance. C’est un nœud de crises où le sang des Palestiniens est devenu une condition moderne de l’effacement historique, culturel et identitaire d’un peuple… Pour autant, à travers le monde, il y a des formes similaires de violence perpétrées contre d’autres peuples. De RDC, par exemple, on ne reçoit que très peu d’images de la guerre à l’Est, ses destructions, ses massacres et ses persécutions de civils. Or, tous les systèmes colonialistes doivent être mis en lumière et démasqués sous la forme d’un impérialisme collectif. La phrase que vous m’avez cité, – qui est un message de soutien aux Palestiniens – peut aussi valoir pour d’autres peuples opprimés. Je reste tout de même perplexe quant aux reformulations excessives de Fanon, ou d’autres penseurs essentiels, qu’on ferait mieux de relire avec un recul peu compatible avec l’instinct des réseaux sociaux.


I’A : La querelle sémantique autour du choix des mots (« déplacement de population », « nettoyage ethnique » ou « génocide ») a pris une place considérable dans les débats médiatiques français et belge francophone. Comment analysez- vous ce rôle de la sémantique ?

A.B-Y : Le débat médiatique français et belge est très idéologique. Ce type de querelle sémantique vise à masquer les vraies racines du problème et à paralyser tout effort d’éclairage intellectuel sur la nature des persécutions coloniales. En fait, il s’agit de mots ou de symboles, et parfois les deux mêlés, qui sont délibérément choisis dans le but d’alimenter une guerre des narratifs. Or, celle-ci empêche le dialogue en validant une surenchère. Ce qui fait du colonialisme un équivalent du terrorisme, c’est précisément ce refus de dialoguer avec l’autre, parce qu’on nie son histoire, sa parole, ses aspirations au point de lui enlever le droit de définir la violence qu’il subit. Il faut y ajouter que le choix des mots retenus décide aussi de la qualification juridique et pénale des crimes.

Dublin, le 28 octobre 2023.


I’A : Revenons à l’Afrique. Quelle est votre perception des coups d’État survenus au Niger et au Gabon, qui portent au nombre de sept les coups d’Etat militaires opérés sur le continent durant ces trois dernières années ?

A. B-Y : Il y a effectivement une continuité de coups d’État dans l’histoire du continent, et notamment en Afrique francophone. Cette année 2023, après le Niger, il y a eu le Gabon, et avant eux, le Mali [en août 2020, puis en mai 2021], le Tchad [en avril 2021], le Soudan [en octobre 2021 ; puis reparti en meurtrière guerre civile depuis avril 2023], la Guinée-Conakry [en septembre 2021], le Burkina-Faso [en janvier 2022 ; puis en septembre 2023]… Il s’agit de schémas connus, et d’autres parfois inédits, qui imposent un choix aux populations. Celui entre accepter des élections frauduleuses et truquées ou adhérer à un coup d’État militaire, plus ou moins prometteur de changements sociaux. On a l’impression qu’il n’y a pas d’autre choix. Ceci exprime une réduction du possible politique africain qui renvoie à une dimension très coloniale. C’est-à-dire que, politiquement, pour les Africains, c’est soit le recours à force soit à la manipulation ; jamais ou rarement à l’expression réelle de la souveraineté populaire. Alors, malgré des tensions et les victimes tuées par la police, il n’y a pas eu de coup d’État au Sénégal. Mais, à mon avis, la contestation y est plus forte qu’au Niger ou au Gabon où ont pourtant eu lieu des coups d’État. On se trouve dans un moment de fin des vieux régimes, tel celui du clan Bongo [Gabon], et des tentatives de modèle démocratique confrontées aux situations sécuritaires…

I’A : C’est-à-dire ?

A.B-Y : Prenons les cas du Mali et du Burkina-Faso : il y a une coresponsabilité française dans les deux coups d’État. En misant sur une politique africaine largement militaire, la France est en grande partie responsable du surgissement de ces ruptures. Avant la prise de pouvoir des militaires, au Mali comme au Burkina, on avait des présidents très faibles sur le plan de l’autorité et de la légitimité. Face à eux, des généraux qui, avec leurs soldats sur le terrain, étaient confrontés aux humiliations et à l’arrogance de l’armée française. Forcément, à un moment donné, ces militaires ont renversé leurs présidents qui, déjà contestés par une partie de la population, se montraient beaucoup plus soumis à la stratégie militaire française que solidaires de leurs propres troupes. Ensuite, le cas de la Guinée-Conakry est un peu différent. Dans ce pays, le président Alpha Condé, grand ami de la France, incarnait un soi-disant « modèle de réussite démocratique ». Il fait deux mandats présidentiels et décide d’en enchaîner un troisième. C’est-à-dire réaliser un coup d’État constitutionnel en écrasant l’opposition et la contestation populaire. Là, Alpha Condé est renversé par un groupe de militaires, mais ceux-ci n’ont pas rompu avec la France. Un paradoxe d’autant que la Guinée ne se trouve pas dans la zone monétaire du franc CFA. N’oublions pas aussi les coups d’États qui s’effectuent via l’assassinat du dirigeant en place. Comme ceux perpétrés contre le libyen Mouammar Kadhafi [en 2011] et le tchadien Idriss Deby [en 2021], qui a été remplacé par son fils Mahamat Deby Itno. Les circonstances de cet assassinat rappellent celles intervenues, il y a plus de 20 ans, au Congo-Kinshasa. Arrivé au pouvoir [en 1997] après une guerre et un coup d’État, Laurent-Désiré Kabila a été assassiné en 2001 et remplacé par son fils Joseph Kabila, qui se maintiendra 17 ans au pouvoir… Enfin, dans le cas du Gabon, on assiste à un coup d’État électoral (élections frauduleuses) du président sortant, Ali Bongo, suivi d’un coup d’État militaire… Bref, l’impression est forte de ne pouvoir sortir de ce tunnel dans lequel, en Afrique francophone, soit les élections sont truquées (suivies de contestations et répressions violentes) soit interviennent des coups d’État militaires qui, paradoxalement, sont plutôt positivement accueillis par les populations. Alors qu’il n’y a probablement pas mieux qu’un coup d’état militaire pour interrompre une insurrection populaire.


I’A : Dans les cas guinéen et gabonais, les putschistes se sont empressés d’envoyer des signaux favorables à la préservation des intérêts français…

A.B-Y : Oui, effectivement. S’il y a des pays, comme le Sénégal, où existe une véritable opposition politique qui affirme vouloir vraiment changer les choses, en finir avec la domination économique et monétaire française, les coups d’État guinéen et gabonais préservent les intérêts français sur place. Un positionnement qui concerne l’ensemble des intérêts étrangers au Gabon et en Guinée-Conakry. Avec ces nouveaux pouvoirs militaires, il n’y aura pas de rupture ou de remise en cause des intérêts français ; bien au contraire. Les militaires ont fait comprendre à la France et aux autres partenaires, prédateurs ou investisseurs étrangers, qu’ils n’ont aucune raison de s’inquiéter…


I’A : Dans la conclusion de votre livre « Africa Unite ! » [2014], vous souhaitiez que le panafricanisme se dirige résolument vers « des horizons nouveaux ». Ces différents coups d’État en sont-ils les prémisses ?


A.B-Y : Il n’y a pas de lien entre ces coups d’État et le panafricanisme. Ceux-ci n’ont pas été réalisés au nom du panafricanisme mais en réponse à des problématiques et opportunités particulières. D’une façon générale, le panafricanisme se développe en dehors des régimes militaires et des putschs. En revanche, dans les situations de transition, on peut créer et produire de nouvelles modalités politiques, économiques et sociales ; modalités au sein desquelles peuvent passer des idées panafricaines. En ce sens, il y a sans doute une fenêtre d’opportunité à saisir. Par exemple, concrètement, il y a l’idée que le Mali, le Niger et le Burkina-Faso constituent une fédération. Mais cela ne se fait pas comme ça en claquant des doigts. C’est un peu à l’image de la question du franc CFA : on n’en est toujours pas sorti… Car il ne suffit pas de faire un coup d’État pour sortir du système. Le Burkina-Faso et le Mali sont très bien soutenus par le FMI et la Banque mondiale : ce qui montre que réussir un coup d’État ne suffit pas pour échapper aux griffes du système impérialiste. Établir une équation entre coups d’État et panafricanisme, c’est une construction médiatique entretenue par certains activistes sur les réseaux sociaux. Ceux-ci aiment se présenter comme à l’origine ou ayant contribué aux coups d’État. A l’inverse, de vieux dirigeants de la Françafrique invoquent parfois le panafricanisme pour tenter de se remettre en selle aux yeux de la jeunesse… Non, à mes yeux, l’équation première, c’est la question de la décolonisation, de l’État et de l’impérialisme.


I’A : Justement, ces activistes afropéens, très actifs et très suivis sur les réseaux sociaux, tels le Franco-béninois Kemi Seba ou la Suisso-ivoirienne Nathalie Yamb, ont-ils contribué aux récents coups d’État, comme ils le laissent parfois entendre ou comme le dénoncent plusieurs médias mainstream français ?


A.B-Y : Au Burkina-Faso, nous avons assisté à une victoire concrète : la chute et la fuite de Blaise Compaoré. Je ne pense pas que ce soit ces associations ou activistes qui aient contribué à déboulonner ce gros morceau de la Françafrique. C’était une insurrection populaire qui est allée bien au-delà des activistes ou des influenceurs. Parmi ces derniers, certains ont des centaines de milliers de followers, mais je ne pense pas que des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues africaines après chacun de leur appel-vidéo… Exceptés le discours à Sochi de Nathalie Yamb – qui était situé et a marqué une vraie rupture – ou, dans une moindre mesure, le billet de 5000 francs CFA brûlé [en place publique de Dakar en 2017] par Kemi Seba, je ne vois pas un fait bien précis et caractéristique que l’on pourrait uniquement attribuer à la viralité des réseaux sociaux. Ces activistes que vous citez ont longuement milité et fait de grandes campagnes contre le franc CFA : cette monnaie coloniale existe toujours… car c’est aux décideurs politiques, et non aux activistes, de prendre leurs responsabilités. Donc, on ne peut leur imputer des responsabilités qui ne sont pas les leurs… En fait, cette dimension activiste est un écosystème de communicants capables de mobiliser jusqu’à un certain nombre, avec une caisse de résonance intéressante, mais pour ce qui concerne la vie concrète des gens, je reste dubitatif. Cela crée une ambiance, une atmosphère, pertinente sur certains points, mais, concrètement, j’ai du mal à voir les réels changements et je ne pense pas que ces activistes soient en capacité de décider d’un coup d’État, de qui sera Premier ministre de transition ou de tout autre arbitrage de ce niveau-là. Enfin, leur plus grande victoire est qu’ils ont amené l’État français à « livrer bataille sur les réseaux sociaux », notamment avec la demande faite aux ambassadeurs d’y être plus présents, plus offensifs. Cette bataille est perdue d’avance pour la France qui fait preuve d’une formidable incompétence en la matière.

Dakar, le 7 septembre 2022.


I’A : Le Cameroun de Paul Biya (41 ans de dictature au service ininterrompu de la Françafrique) peut-il aussi tomber à la faveur d’un coup d’État militaire ?


A.B-Y : D’une manière ou d’une autre, Paul Biya va bientôt tomber. Que ce soit par la biologie, son âge avancé [90 ans] et ses problèmes de santé, ou, je dirais, « à la Mugabe ». C’est-à-dire via une révolution de palais qui impose un autre visage dirigeant sans rien transformer aux anciennes structures de pillage et de corruption. Je pense que ce type de régime est en fin de vie. Reste à savoir si ses tenants et bénéficiaires vont parvenir à se renouveler voire à se remettre en question ? La situation du Cameroun et celle du Gabon ont un point commun : au-delà de qui sera président, il y a un besoin urgent d’une révolution des mentalités ! Il faut comprendre qu’on se trouve dans des pays où les citoyens de moins de 40 ans – soit la majorité – n’ont connu, pour les uns, que le régime Bongo et, pour les autres, celui de Biya. Il y a donc un réel trauma psychologique difficile à surmonter. Néanmoins, je pressens qu’il va se passer beaucoup de choses au Cameroun ; peut-être plus vite qu’on ne le croit…


I’A : La Françafrique, « L’Empire qui ne veut pas mourir » – pour reprendre le titre du livre de 1000 pages dont vous êtes l’un des co-auteurs -, a-t-elle commencé à agoniser ?

A.B-Y : Il y a un recul… Néanmoins, la France a déjà été chassée de certains pays africains puis, elle y est revenue. Soit parce que les circonstances avaient changé soit parce d’autres dirigeants sont arrivés au pouvoir. Souvenez-vous du président ivoirien réélu Laurent Gbagbo, chassé du pouvoir par l’armée française [en 2011], enlevé et emprisonné durant dix ans à CPI de la Haye avant d’être acquitté. Soit le temps suffisant pour la France d’installer son homme de main [Alassane Ouattara, président ivoirien depuis 12 ans] et de recontrôler ainsi la Côte d’Ivoire… Aux indépendances du Mali et de la Guinée, la France avait aussi été chassée. Elle y est rapidement revenue à la faveur d’affinités politiques réapparues… En fait, les piliers françafricains demeurent : le franc CFA ; les bases militaires françaises (en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Tchad, au Gabon, à Djibouti) ; la présence économique française, les multinationales et la francophonie se portent bien ; l’Agence française de développement continue de soutenir ses ONG ici ou là… C’est ce que nous montrons dans notre livre : en ne définissant pas ce qu’est la Françafrique, chacun peut clamer qu’elle est « en train mourir » ou que « c‘est le début de la fin » en s’appuyant sur les contestations populaires, le « sentiment anti-Français » sur place ou sur l’une ou l’autre « panique » de l’Elysée. Or, en regardant les choses de façon plus profonde et structurelle, il n’y a pas grand-chose qui a réellement changé. Nous restons avec des États néocoloniaux. Même le Mali, avec tout ce qui s’y passe d’encourageant, reste encore une néocolonie. Pareil pour le Niger, le Burkina-Faso, le Sénégal, la Guinée-Conakry ou le Gabon. Nous ne sommes pas encore entrés dans une libération, achevée et aboutie, qui permettrait d’acter la mort de la Françafrique.

Deux ouvrages d’Amzat Boukari-Yabara, parus en 2014 et 2021.


I’A : Davantage que la « cellule Afrique » de l’Elysée, ce sont plutôt les multinationales de milliardaires français, tels Vincent Bolloré (Bolloré logistics), Bernard Arnault (LVMH) ou Philippe Knoche (Orano ; ex-Areva) ajouté aux millionnaires africains francophones qui n’ont aucun intérêt à voir émerger des nations africaines décolonisées, souveraines et indépendantes ?


A.B-Y : Oui et non. Cela dépend beaucoup des secteurs d’activités. Les multinationales sont déjà de plein pied dans la mondialisation et pourraient assez facilement s’adapter, rester en activités dans des pays africains réellement indépendants de la France. Par exemple, Total possède divers contrats hors du « pré carré » français, en Afrique de l’Est anglophone et en Angola [Afrique lusophone]. Je pense que tant que les mécanismes de corruption affairistes demeurent, les multinationales pourront s’adapter à toutes les circonstances politiques. La question est donc plutôt de savoir à quel type de militaires auteurs de coups d’État, on a affaire ? Sont-ils intègres et au service premier de leur population ou fonctionneront-ils, in fine, dans les habituels circuits corruptibles ? Au Gabon, on a déjà une petite idée puisque les putschistes ont dit qu’ils ne toucheraient pas aux intérêts français…

Par ailleurs, les multinationales ont signé des contrats, assortis de garanties juridiques, avec les États africains. Si ces derniers cassent unilatéralement ces contrats, ils seront attaqués, devant un tribunal de Chicago ou de je ne sais où, et finiront par devoir casquer. Autrement dit, c’est bien d’aller en Russie et de parler de Thomas Sankara [allusion à l’allocution du président-militaire burkinabé, Ibrahim Traoré, au second sommet Russie-Afrique, le 31 juillet dernier] mais dans le même temps le Burkina comme d’autres pays africains sont toujours tenus par le FMI et la Banque mondiale. Ce sont eux les vrais patrons ! Par exemple, lors de la guerre néocoloniale menée contre la Libye de Kadhafi, c’est le FMI et la Banque mondiale qui ont validé le CNT [Conseil National de Transition libyen inféodé aux USA, à l’UE et à l’Otan] comme le gouvernement officiel du pays. Ce sont ces institutions-là qui valident les gouvernements, en Afrique et ailleurs. Ce sont eux les policiers de la doctrine économique mondiale selon laquelle chaque pays doit rester dans une économie de rente, de recettes et de remboursement de la dette.


I’A : Imaginons que les transitions issues des coups d’État récents (Niger, Gabon) ou plus anciens (Mali, Burkina, Guinée), parviennent à doter leur pays d’un caractère décolonial et souverain, doit-on s’attendre à une agression armée occidentale, menée par la France, pour « rétablir la démocratie » (comme ce fût le cas en Libye et en Côte d’Ivoire en 2011) ?


A.B-Y : Il faut pousser pour que les transitions réussissent à redonner le pouvoir au peuple et à sortir du système néocolonial. Maintenant, le contexte est fort différent. On le voit bien pour le coup d’État au Niger contre lequel la France ne peut se permettre d’intervenir militairement. Via la CEDEAO [Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest], Paris a plutôt poussé à ce que les pays de la région se fassent la guerre entre eux. Cela n’a pas marché. Intervenir militairement n’est plus possible pour la France, à plus forte raison dans un pays où coexistent des intérêts économiques chinois, une base américaine, une influence russe, etc. Ensuite, au niveau des instances internationales, il y a une relative dissociation des pays africains vis-à-vis de la France. On l’a vu lors des votes sur la guerre en Ukraine. La plupart des pays africains francophones n’ont pas suivi la France dans son appui total à l’Ukraine. Au niveau du Conseil de sécurité, le « parapluie » russe devient une alternative au parapluie français. A cet égard, le Mali a d’ailleurs dénoncé le fait que la France était habilitée à parler au nom des Maliens dans le Conseil de sécurité [qui réunit les seuls USA, Royaume-Uni, France, Russie et Chine].

D’autre part, après le précédent libyen – tout de même à la base de la déstabilisation du Sahel et particulièrement du Mali -, une nouvelle intervention française serait désastreuse aux yeux de l’opinion. Cela validerait définitivement le narratif du pompier pyromane. C’est-à-dire que la France est intervenue au Mali, en pompier, pour « sauver ce pays du terrorisme » afin de mieux effacer que c’est la France de Sarkozy qui a allumé le feu de la déstabilisation en Libye… Cette guerre en Libye assortie de l’assassinat de Kadhafi est restée gravée dans les mémoires africaines. Mais, en France, se poursuit un débat qui va du thème « L’Afrique est en train de nous échapper » jusqu’à « Il faut recoloniser économiquement ces pays » … C’est d’autant plus ahurissant et paradoxal que, parallèlement à ce discours en mode « l’Afrique nous appartient », le traitement des afro-descendants en Hexagone est fait de rejets, de racisme et de discriminations systémiques. En somme, la France a un problème d’identité du fait qu’elle est consubstantiellement liée à l’Afrique – son destin y est lié – et perdre le continent, ce serait perdre une partie de son identité ; ce que la plupart des dirigeants français ne sont pas prêts à reconnaître.


Propos recueillis par Olivier Mukuna


Source : Investig’Action

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