Éditorial / Victoire de Boric au Chili
Gabriel Boric, candidat de gauche et président le plus jeune et le plus voté de l’histoire du Chili, prendra ses fonctions le 11 mars prochain. A 35 ans, le député du Frente Amplio (Front Large) a obtenu 55,9% des voix contre 44% pour le candidat d’extrême droite José Antonio Kast.
Ainsi, Boric est-il parvenu à compenser brillamment le handicap du premier tour et à de ce fait à stopper l’avancée de l’extrême droite dans la région.
La marge s’est finalement avérée plus large et plus confortable que ne le prédisaient les sondages. Néanmoins, un pourcentage important a voté pour un candidat qui s’identifiait ouvertement à la dictature militaire de Pinochet et qui a gagné en popularité avec un discours ouvertement conservateur et xénophobe du même style que celui de Trump et Bolsonaro.
Cependant, les défis les plus grands restent à venir. L’élection présidentielle chilienne survient dans un contexte créé par l’insurrection sociale de fin 2019 qui a laissé place à un processus constituant et a remis en cause la solidité du principal bastion du néolibéralisme sur le continent.
Boric, lui-même issu de la précédente”génération” de protestations accède au pouvoir grâce à un élan mais il se trouve dans une position délicate au parlement. Avec la rédaction de la nouvelle constitution en cours, la polarisation croissante et le retour d’un vieux discours anticommuniste, des équilibres délicats se profilent pour l’ancien leader étudiant. Sa victoire, en revanche, garantit la continuité du processus de changement.
Du point de vue de la fameuse « gouvernance », le nouveau président devra fixer ses priorités.
Parmi ses propositions de campagne, Boric a assuré qu’il renforcerait l’État, augmenterait les dépenses publiques et augmenterait la pression fiscale d’environ huit points du produit intérieur brut (PIB) d’ici six à huit ans. Il propose de créer un impôt sur les grandes fortunes du pays, d’appliquer une redevance minière aux grandes sociétés minières et de créer de nouvelles taxes pour financer l’agenda social. Pour soutenir la relance économique, il propose des politiques favorables à l’emploi par le biais d’incitations à l’embauche en mettant l’accent sur les femmes.
L’homme de gauche propose de supprimer le système de retraite actuel administré par les AFP (privées) et de le remplacer par un organisme public et autonome. Il souhaite également créer un Fonds Universel de Santé (FUS) chargé de gérer les fonds apportés par les travailleurs et les ressources apportées par l’État afin de supprimer les Isapres (assurance maladie privée).
Enfin, dans le domaine de l’éducation, l’un des moteurs des luttes récentes au Chili, Boric entend étendre le bénéfice de la gratuité de l’enseignement supérieur, ainsi que d’annuler progressivement les dettes des étudiants.
Cependant, son programme est loin d’être radical. Boric a d’ailleurs profité de l’anticommunisme des médias pour vaincre le candidat du Parti communiste lors des primaires. Mais cela n’empêchera pas le nouveau président d’être confronté à une opposition féroce de la part des élites bien peu disposées à renoncer à leurs privilèges et qui contrôlent, qui plus est, une bonne partie de l’appareil de communication.
Jusqu’à présent, Boric a suivi une voie qui a déjà mené, à plusieurs reprises, à l’échec : celle d’essayer de “modérer” ses positions. Ainsi, il a promis d’être fiscalement “responsable”, il a ajouté des technocrates à son équipe et a rejoint le chœur qui condamne les “régimes” du Venezuela, de Cuba ou du Nicaragua. Mais cela s’avère inutile. Les médias de droite continuent de dire qu’il est « communiste ».
Au niveau international, le scénario est un peu différent. Les médias, toujours proches des directives du Département d’Etat, assurent que Boric représente une « nouvelle » gauche, qu’il n’exproprie pas les multinationales et s’entend bien avec le capitalisme. Ils ont en partie raison: le nouveau président n’a formulé aucune grande menace contre le capital, bien au contraire.
Le fait est que même les plus petits changements qui menacent les profits et le contrôle de l’économie se heurteront à de furieuses réactions. Alors, Boric devra choisir entre reculer d’un pas et renoncer aux désirs de changement de la majorité ou se mobiliser et se confronter. Le cas du Pérou est paradigmatique, avec le nouveau président Pedro Castillo victime d’attaques incessantes pour le destituer alors qu’il a effectivement renoncé à ses principales promesses de campagne.
Le vent souffle vers la gauche sur le continent, et les élections approchent au Brésil et en Colombie dans les prochains mois. Même en temps de crise économique et sanitaire, il existe de plus en plus de conditions pour défier l’hégémonie de Washington et construire un programme d’intégration où les peuples seront au-dessus du capital. Mais cela dépend, en grande partie, de l’audace des dirigeants.
Brèves
Venezuela / Le litige autour de l’or continue
Le Venezuela a rejeté l’arrêt « déconcertant » de la Cour Suprême Britannique, qui a de nouveau renvoyé l’affaire de l’or vénézuélien séquestré devant le Tribunal du Commerce.
Londres s’oppose à ce que le Venezuela récupère les 31 tonnes de son or déposées à la Banque d’Angleterre dont la valeur s’élève à 1,7 milliard de dollars. Les autorités judiciaires arguent qu’elles ne peuvent pas désavouer la reconnaissance, par leur gouvernement, de l’opposant Juan Guaidó comme « président par intérim » du Venezuela.
Le gouvernement de Nicolás Maduro avait pourtant signé un accord avec le Programme des Nations Unies pour le Développement, (PNUD), pour vendre l’or en question et utiliser les fonds pour lutter contre la pandémie, mais cette affaire ne sortira pas encore de l’arène judiciaire.
Argentine / L’évasion de dollars se poursuit
L’économie de l’Argentine se trouve toujours dans une situation délicate. Depuis août, les réserves de change ont chuté de plus de 5 milliards de dollars suite aux injections de liquidités pour contrôler le taux de change.
L’inflation est toujours supérieure à 50 % par an, alors que le gouvernement d’Alberto Fernández aborde la dernière ligne droite de la renégociation d’une dette de près de 40 milliards de dollars contractée auprès du Fonds Monétaire International par son prédécesseur, Mauricio Macri.
Les investisseurs se sont plaints de manquer de “confiance” dans la politique économique du gouvernement qui vient de subir une défaite à l’occasion des dernières élections législatives et qui affronte un nombre croissant de cas de Covid-19.
Équateur / Lasso contre la Confédération Indigène
Le président équatorien, Guillermo Lasso, a qualifié Leonardo Iza, président de la Confédération Indigène, « d’anarchiste”, et il a assuré qu’il l’affronterait “avec tout le pouvoir de l’Etat”.
Iza n’a pas mis sa langue dans sa poche et a demandé au président de laisser tomber «son comportement fasciste » qui “ne démontre qu’une seule chose, son incapacité à résoudre les problèmes des Equatoriens”.
Le leader indigène a ajouté que le mouvement indigène continuera à lutter contre toutes les formes de privatisation et contre les exigences du Fonds Monétaire International. Et il a affirmé : « Nous bloquerons son programme néolibéral ».
Ces déclarations surviennent après l’échec d’un dialogue entamé pour essayer d’éviter de nouvelles manifestations comme celles que le pays a connues en 2019 contre la hausse des carburants.
Mexique / Création d’un centre d’identification des disparus
Le Mexique va créer un Centre National d’Identification Humaine après avoir constaté que le nombre de personnes disparues dépasse les 95 000.
Le président, Andrés Manuel López Obrador, a reconnu qu’il existe une crise en ce qui concerne les Droits de l’Homme, crise qui s’est aggravée en raison d’anciennes ommisions de l’État. Celui-ci, dans de trop nombreux cas, a laissé aux familles la tâche de rechercher leurs parents disparus.
Au cours des trois premières années de son mandat, des centres d’identification ont été créés dans les États de Coahuila – où est en cours l’examen médicolégal de plus d’un millier de corps retrouvés dans des fosses communes – , et dans l’Etat de San Luis Potosí et de Tamaulipas.
Par ailleurs, le nombre total de journées consacrées à la recherche de corps disparus s’élève à 2 200, réparties sur 28 États du pays.
Pérou / Tension à Las Bambas
Dans la province de Chumbivilcas, dans le département de Cusco, des communautés paysannes attendent toujours des réponses de la part du gouvernement péruvien.
Les populations de la région sont sur le pied de guerre contre l’exploitation de la mine de Las Bambas, l’une des plus importantes de la région. Des porte-parole de la lutte soutiennent que le projet, développé par la société chinoise MMG et qui produit 2% du cuivre mondial, ne profite pas aux communautés locales.
Les mouvements dans la région ont récemment levé un blocus de plusieurs semaines en attendant de nouvelles propositions du gouvernement de Pedro Castillo, qui, durant sa campagne, avait promis de combattre les sociétés minières multinationales.
Interview
Mariano Saravia: “Les vagues progressistes sont autogérées”
En Amérique latine, l’année s’achève avec d’importantes victoires électorales de la gauche au Honduras et au Chili. Avec les élections qui approchent au Brésil et en Colombie, les Etats-Unis pourraient bien perdre quatre importants alliés au profit des alternatives progressistes. Comment évaluer la situation actuelle du continent? Peut-on parler d’une deuxième vague progressiste?
Dans cette interview, nous faisons le point avec Mariano Saravia, journaliste, écrivain et enseignant argentin en Relations internationales.
En 2021, nous avons assisté à la défaite (inattendue) de la gauche en Equateur, mais également à ses victoires au Pérou, au Nicaragua, au Honduras et à présent au Chili. Quel est ton bilan quant à “l’échiquier politique” existant sur le continent alors que l’année s’achève? Peut-on parler d’une deuxième vague progressiste?
L’Amérique latine est un territoire disputé et je crois que le bilan est très bon pour la gauche, en ce moment. A ces victoires, il faut ajouter son triomphe lors des élections régionales en Bolivie et celui du chavisme lors des élections régionales au Venezuela. Le fait d’avoir obtenu que l’opposition participe au scrutin a signifié une reconnaissance de l’échec de la stratégie putschiste de Guaido. Globalement, il me semble que c’est un bilan positif sauf en Equateur et en Argentine.
On peut parler d’une deuxième vague si et seulement si nous précisons que ces vagues sont autogérées. Il ne s’agit pas de vagues comme celles de la mer, c’est à dire quelque chose d’automatique qui va et vient, cela ne veut pas dire “ qu’après tant d’années de progressisme, arrivent des réactions conservatrices, et qu’ensuite revient le progressisme”. Ce sont des vagues créées par nous. Personnellement, je préfère parler d’une dispute permanente car en réalité, ici, nous discutons pour tout: les sens, le bon sens, les questions de civilisations, notre relation avec notre terre nourricière, avec les peuples originels, les questions de genre, la répartition, tout. C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas comparer une vague avec une autre. Exiger de Luis Arce qu’il soit l’équivalent d’Evo Morales, c’est une erreur; exiger de Maduro qu’il soit Chavez ou d’Alberto Fernandez qu’il soit Nestor Kirchner, c’est une erreur. Le monde est différent, les situations sont différentes, et les constructions politiques également. C’est un piège de dire “Ah! Puisqu’Alberto n’est pas Kirchner, alors tout va mal, je me décourage et je suis déçu”. De cela et de nous dépend le fait que cette vague soit une vague sur laquelle nous hisser et surfer ou bien une vaguelette.
L’année prochaine arrive avec son lot de nouveaux affrontements importants. Quels sont, selon vous, les principaux défis pour la gauche dans la situation actuelle (tant pour ceux qui viennent de revenir au pouvoir que pour ceux qui y reviendront dans un avenir proche) ?
L’année prochaine, il y aura deux élections clés, au Brésil et en Colombie, clés pour différentes raisons. Dans le cas de la Colombie, je la compare davantage au Chili et au Pérou, ces pays qui semblaient monolithiques, où le système néolibéral était plus fort et n’allait “jamais” changer. Eh bien, ils ont changé, bien sûr nous devrons voir dans quelle proportion, mais il y a un changement. Ce sont deux pays qui semblaient ne jamais pouvoir s’écarter de leur destin libéral, mais la Colombie pourrait les rejoindre.
Le cas du Brésil est différent car il s’agirait de la décision de revenir à un projet progressiste, de gauche ou national et populaire, quel que soit le nom que l’on veuille lui donner, après les échecs de Michel Temer et de Bolsonaro, c’est-à-dire les échecs du néolibéralisme et du fascisme. Ce serait réaffirmer le retour à ce qui a marché, à ce qui a peut-être été la meilleure présidence de l’histoire du Brésil, celle de Lula da Silva. Il s’agit de deux processus électoraux fondamentaux. L’année 2022 sera très importante.
Si nous parlons de l’Argentine, Alberto Fernández a subi un revers lors des élections législatives et ne semble pas avoir atteint la stabilité. Quelles sont les conditions extérieures et vos propres erreurs que vous mettriez en avant pour expliquer cette situation ?
Alberto Fernández et le gouvernement national ont subi un revers important lors des élections législatives de mi-mandat, mais ce n’est pas la défaite retentissante à laquelle on s’attendait après les primaires d’août. Le coup de grâce que la droite espérait n’a pas été porté. Le péronisme a bien récupéré. Si cela avait été une défaite cuisante, alors un processus de déstabilisation et de coup d’État aurait immédiatement commencé.
Mais ce qui est certain, c’est qu’en Argentine une droite extrême, fasciste, xénophobe, raciste est également en train de progresser avec beaucoup de haine politique et avec la peur et la méfiance de l’autre comme projet pour le pays. Je pense qu’Alberto Fernández a la possibilité de commencer à construire une légitimité pour pouvoir ensuite faire ce qu’il veut faire, mais peut-être ne parvient-il à le faire ni à atteindre la stabilité à cause de la pandémie ou de ses propres limites. Il doit commencer à s’engager davantage dans le jeu politique parce que nous sommes déjà dans la seconde moitié du mandat et il doit cesser d’être aussi conservateur et craintif pour se risquer à faire plus. Par exemple, au niveau international, la politique étrangère de l’Argentine n’est “ni chair ni poisson”, surtout en ce qui concerne le Venezuela ou le Nicaragua, où elle a été pour le moins zigzagante . Je pense que cela ne marche pas, il n’est pas bon pour lui de vouloir négocier avec la droite, que ce soit au niveau international ou en politique intérieure, c’est pourquoi il devrait commencer à écouter davantage le peuple et à changer le cap de son gouvernement car il est encore temps. J’ai bon espoir sur ce point.
Veines ouvertes / Anniversaire de David Alfaro Siqueiros
David Alfaro Siqueiros était un peintre et un artiste mexicain. L’un des plus grands représentants du réalisme social, il est considéré comme l’un des principaux muralistes mexicains, avec Diego Rivera et José Clemente Orozco.
À l’âge de 18 ans seulement, Siqueiros prit part à la Révolution mexicaine dans le camp des constitutionnalistes. Pendant cette période, il put voyager et avoir des contacts avec la culture dans différents coins du pays.
Sa carrière dura des dizaines d’années, allant de la peinture de tableau à celle de fresques murales géantes au Mexique et dans d’autres pays. Mais sa vision de gauche, donnant la part belle aux classes populaires, était une constante.
Militant du parti communiste mexicain, Siqueiros a été accusé d’avoir participé à un attentat manqué contre Léon Trotsky, alors en exil à Mexico.
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Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne correspondent pas forcément à celle des membres de l’équipe de rédaction d’Investig’Action.
Traduit par Ines Mahjoubi, Manuel Colinas Balbona et Sylvie Carrasco. Relecture par Sylvie Carrasco.
Source : Investig’Action