Éditorial / La “menace” de Bernie Sanders
Note : Bien que le bulletin s’intitule «L’Amérique latine en résistance», nous faisons une exception cette semaine pour analyser la candidature de Bernie Sanders à la présidence américaine.
La scène politique américaine est le théâtre d’un possible tremblement de terre. Bernie Sanders est en bonne voie pour les élections primaires du Parti démocrate et plusieurs analystes le considèrent comme étant le favori pour affronter Donald Trump lors de la course présidentielle de novembre.
L’ancien maire de Burlington (Vermont), qui siège au Congrès américain, dans les deux chambres, depuis 1991, était le principal rival de l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton lors des élections primaires de 2016. Clinton finira, contre toute prévision, par être vaincue par Donald Trump dans la course présidentielle de novembre 2016.
Sanders a émergé comme étant peut-être le politicien le plus populaire aux États-Unis pour son programme progressiste, qui a éte largement appuyé en particulier chez les jeunes. Le sénateur du Vermont défend ouvertement la lutte contre les inégalités et la redistribution des richesses.
S’assumant «socialiste démocrate» et prenant pour modèle les pays nordiques, Sanders propose un programme politique totalement opposé à l’évolution récente de la principale puissance capitaliste mondiale. Il n’a aucun problème à dire ouvertement que le système favorise les milliardaires et qu’il est nécessaire de lutter contre les inégalités croissantes.
Il propose notamment d’étendre l’assurance maladie Medicare à l’ensemble de la population, d’augmenter le salaire minimum et les protections des salariés, de renforcer le système de sécurité sociale et d’éliminer les frais universitaires. Bien que, dans le contexte nord-américain, ces propositions semblent provenir du soviet de Petrograd, ces politiques fait bien partie des traditions de la social-démocratie européenne. Elles étaient même courantes aux États-Unis il y a 50 ou 60 ans.
Tout cela a sonné l’alarme dans les classes dirigeantes. Contrairement à d’autres personnalités démocrates, comme l’ancien président Barack Obama, Sanders assume le fait que le pays ait besoin d’une «révolution politique» et revendique le statut d’«ennemi» que lui attribue le tout-puissant Wall Street.
En réponse à la “menace” que représente Sanders, l’establishment a mis toute sa machinerie au service de l’ancien vice-président Joe Biden. Après un début de campagne marqué par une série de gaffes caractéristiques, Biden a rassemblé un nombre de soutien suffisant pour pouvoir sortir vainqueur du “Super Tuesday”. Ce sont désormais deux vétérans qui vont s’opposer.
Si dans la politique intérieure “Bernie” représente une option clairement progressiste et radicalement différente de ses rivaux, en politique étrangère la situation est plus complexe. Le sénateur du Vermont était un opposant à la guerre en Irak et dénonce fréquemment le militarisme américain dans le monde. Cependant, il ne se détache pas complètement de “l’exceptionnalisme américain”, maintenant la conviction que les États-Unis peuvent exercer leur “bonne” influence à l’étranger.
En ce qui concerne l’Amérique latine, Sanders faisait partie du mouvement progressiste anti-guerre qui défendait la révolution sandiniste au Nicaragua et s’opposait à la politique des escadrons de la mort en Amérique centrale. Le vétéran politique défend ses positions, ainsi que les commentaires favorables qu’il a fait sur Fidel Castro et la révolution cubaine.
Mais contrairement aux positions antérieures qu’il a pu soutenir, Sanders ne s’est pas distingué de l’establishment qui défend les attaques contre le Venezuela et le projet de “changement de régime”. Malgré une timide opposition aux sanctions qui ont fait des dizaines de milliers de morts dans le pays sud-américain, le politicien démocrate a rejoint le club de ceux qui diabolisent Maduro et la révolution bolivarienne. Cela crée la (fausse) légitimité du siège contre le peuple vénézuélien.
S’il est élu, Sanders sera sûrement confronté à une opposition implacable de la part des pouvoirs établis, usant de moyens légitimes et criminels. Reste à savoir s’il ne tombera pas dans l’illusion de faire des concessions en politique étrangère pour gagner de la place en politique intérieure. Tout véritable changement dans la politique américaine ne peut être dissocié de la fin de la politique étrangère impérialiste.
Cependant, tout cela relève pour l’instant de la spéculation. Bernie doit d’abord vaincre Joe Biden et la machinerie de son propre parti, avant d’affronter Donald Trump et les légions qui le suivent sous le fantasme de “rendre les Etats-Unis à nouveau grands”. Mais les alertes aux tremblements de terre sont déjà lancées.
Brèves
Venezuela / Maduro déclare « l’état d’urgence énergétique »
Le président du Venezuela, Nicolás Maduro, a déclaré l’état « d’urgence énergétique de l’industrie des hydrocarbures » et a nommé une commission dotée de pleins pouvoirs pour restructurer la compagnie nationale des Pétroles du Venezuela (PDVSA).
Le président précise que cette Commission Présidentielle, avec pour nom « Alí Rodríguez Araque », en l’honneur de l’homme politique vénézuélien décédé et ancien président de PDVSA (2002-2004), aura pour but « le redressement des secteurs du pétrole, du gaz et de la pétrochimie ».
Maduro a aussi précisé que cette commission sera placée sous la direction de Tareck El Aissami, vice-président de la sphère économique, et de Asdrúbal Chávez, ingénieur chimiste qui fut président de la CITGO, la filiale de la compagnie pétrolière vénézuélienne aux États-Unis.
Colombie / Les Nations Unies alertent sur l’augmentation de la violence
Le haut commissariat des nations unis aux droits de l’homme (HCDH) a présenté ic son rapport de 2019 où sont relevés 108 assassinats des défenseurs des Droits de l’Homme en Colombie, soit une hausse de 50% par rapport à 2018.
En outre, l’agence a exprimé son inquiétude face à l’augmentation de presque 52% des homicides concernant les indigènes dans le département du Cauca, y compris l’assassinat de 66 membres du peuple indigène Nasa.
Le Bureau de l’ONU a également comptabilisé 36 massacres qui ont coûté la vie à 133 personnes, soit le chiffre le plus élevé depuis 2014.
Ce rapport a été refusé par le gouvernement du président Iván Duque.
Uruguay / Lacalle Pou prépare son premier lot de mesures d’austérité
Lacalle Pou, avocat de 46 ans, membre du Parti National de centre droit, a pris en charge la présidence de l’Uruguay pour les cinq années à venir.
Dès le lendemain de son entrée en fonction, le nouveau directeur du Bureau du Plan et du Budget (OPP) de l’Uruguay, Isaac Alfie, a demandé des informations « en urgence » aux entreprises publiques afin d’annoncer à très brève échéance un réajustement des tarifs.
Le nouveau gouvernement se fixe comme objectif de faire des économies dans les dépenses de l’Etat pour abaisser le déficit fiscal du pays qui s’élevait à 4,6% du PIB fin janvier 2020.
Bolivie / Une nouvelle étude contredit l’OEA
Une enquête publiée par le quotidien nord-américain The Washington Post conclut que durant les élections présidentielles qui eurent lieu en Bolivie en octobre 2019 « il n’y a eu aucune fraude constatée ».
L’analyse se fonde sur 1000 simulations et des données statistiques, spécialement sur ce qui aurait pu se passer dans le laps de temps durant lequel le décompte des voix – non officiel – de la Transmission des Résultats Electoraux Préliminaires (TREP) avait été interrompu, un des points sur lequel l’OEA s’était appuyée pour conclure qu’il y avait eu «manipulation » des résultats.
« Nos résultats ont été directs. Il ne semble pas qu’il existe une différence statistiquement significative dans l‘écart avant et après la suspension du vote préliminaire. Par contre, il est très probable que Morales ait dépassé l’écart de 10 points au premier tour » affirme le rapport.
Amérique Latine / En Amérique Latine, toutes les deux heures, une femme meurt assassinée.
Selon le dernier rapport de la Commission Economique Pour l’Amérique Latine y les Caraïbes (CEPAL), il y a un féminicide chaque deux heures et demie dans le continent.
Selon cet organisme, le Mexique et le Brésil sont les pays de la zone où sont enregistrés le plus grand nombre de féminicides.
De leur côté, le Salvador, le Honduras, la Bolivie et le Guatemala connaissent les taux de féminicides les plus élevés pour 10.000 habitants. De même, ce rapport met en évidence que l’Amérique Latine occupe le second rang, après l’Afrique, en ce qui concerne la mortalité criminelle dont les femmes sont victimes.
Interview
Argentine / Constanza San Pedro : « La première “dette” est celle qui est due au peuple argentin ».
Le duo Alberto Fernández-Cristina Fernández a remporté les élections en Argentine mettant ainsi fin au programme de néolibéralisme sauvage imposé par Mauricio Macri. À quels défis le gouvernement argentin est-il confronté aujourd’hui? Constanza San Pedro, professeur et chercheur, et référent du Front Patria Grande à Córdoba, Argentine, a abordé la dette extérieure comme sujet central conditionnant le programme du nouveau gouvernement. Elle a en outre débattu des priorités qui s’imposent du point de vue des mouvements populaires et de l’agenda du mouvement féministe en particulier.
Cela fait déjà trois mois qu’Alberto Fernández assume la présidence et une de ses premières priorités a été la dette extérieure. Quelle est l’importance de ce sujet et comment détermine-t-il le programme du gouvernement ?
Le problème de la dette extérieure est central. Ce que nous, mouvements populaires, affirmons c’est qu’il n’est absolument pas question de payer la dette au prix de plus de privations pour notre peuple. La première « dette » est celle qui est due à tous ces Argentins, hommes et femmes, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté et qui représentent, à ce jour, 40% de la population.
Ce débat est important parce qu’il est en lien avec la nécessité pour l’Argentine d’avoir accès aux marchés de crédit internationaux. Ce que nous apportons au débat c’est cette souveraineté que notre pays a perdue durant la gestion du gouvernement de Macri lorsqu’il a contracté une dette auprès du FMI destinée à la spéculation financière. C’est-à-dire que l’argent de cet emprunt n’a pas été destiné à des investissements utiles ni à l’amélioration des conditions de développement en Argentine, mais à la fuite des capitaux.
Aujourd’hui, nous dénonçons les conditions dans lesquelles cet emprunt a été souscrit ; nous voulons qu’une enquête soit menée pour mettre en lumière le fait que cette dette n’est pas soutenable, comme le FMI l’a déjà admis, . Ce que le gouvernement veut obtenir ce sont des remises de dette et des délais de remboursement, autrement dit, un rééchelonnement de la dette. C’est là où il pourra, selon lui, s’occuper de la situation économique intérieure, de la récession et de la chute de la consommation, renforcer la croissance intérieure et, à partir de là, créer une situation qui rende possible le remboursement de la dette.
Le nouveau gouvernement procède tout de suite à la mise en place d’une politique néolibérale brutale. Du point de vue des mouvements populaires, quelles dispositions faut-il annuler ou modifier dès maintenant ?
Nous proposons de transformer radicalement le modèle de société. Nous avons eu un Etat qui s’est désengagé, qui a fait des coupes dans les budgets de la Santé, de l’Education… qui a dévalué les salaires et qui a rendu hors de prix le panier de la ménagère. Nous voulons qu’un Etat qui assume son rôle de direction et prenne en charge la lutte contre les inégalités qui existent aujourd’hui en Argentine, soit mis en place.
Quelques-unes des décisions politiques d’urgence visent à provoquer une redistribution des richesses des secteurs très concentrés, par exemple le secteur financier, vers les secteurs les plus appauvris de notre société. 40% des Argentins et 6 enfants sur 10 sont pauvres, aujourd’hui, en Argentine. Pour changer cette situation, le gouvernement a mis en place des transferts directs, comme par exemple la nouvelle carte d’alimentation, le remboursement de la TVA sur les achats faits avec des cartes de crédit, et il y a aussi une tentative de faire baisser les prix des services publics et d’augmenter les retenues sur la grande agriculture (impôt sur les exportations).
Le mouvement féministe a été un des fronts de lutte les plus combatifs et mobilisateurs en Argentine. En quoi la perspective est-elle modifiée avec ce nouveau gouvernement Fernández et quel est le programme des luttes pour les jours à venir ?
Le gouvernement a montré des signes de reconnaissance importants au sujet des luttes historiques des femmes. La création du Ministère de la femme, du genre et de la diversité et l’introduction de certains thèmes dans le programme gouvernemental sont une victoire. Cependant, nous croyons que le mouvement féministe dépassera toujours le cadre de l’Etat et que c’est cela qui fait son importance pour transformer notre société.
Le programme de lutte doit, par exemple, concerner la reconnaissance des tâches de soins, combler ce fossé et créer des conditions permettant aux femmes et aux dissidents d’avoir accès au travail, aux études. Par ailleurs, il y a urgence sur le sujet de la violence faite aux femmes lorsque nous constatons qu’un féminicide a lieu toutes les 23 heures. Il est indispensable qu’il y ait un budget pour l’accompagnement par l’Etat et que la violence envers les femmes puisse être réellement éradiquée.
Et enfin, autre sujet sur lequel nous allons travailler cette année, concerne l’avortement. Le Parlement va étudier une loi qui doit être pour nous, les femmes, la loi de la campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit. Nous espérons qu’elle soit votée et qu’elle garantisse l’accès aux droits sexuels et reproductifs des femmes et, entre autres, la possibilité de mettre fin à une grossesse dans des conditions sanitaires sûres.
Veines Ouvertes La guerre de la Triple-Alliance
Ce mois marque le 150ème anniversaire de la fin de la guerre de la Triple-Alliance ou de la guerre du Paraguay, un conflit qui a reconfiguré la carte de l’Amérique latine et fait le plus grand nombre de victimes dans l’histoire des guerres régionales.
L’Argentine, le Brésil et l’Uruguay ont perdu quelques 120 000 hommes. Mais la véritable tragédie a été vécue par le pays qui a affronté ces trois nations alliées: c’est le Paraguay qui a été le plus grand perdant de ce conflit. Le pays a payé cher les efforts de Solano López pour construire un développement indépendant.
Pour le Paraguay, ce n’était pas seulement une défaite militaire, mais un «massacre» puisque les 280 000 victimes paraguayennes représentaient plus de la moitié de la population du pays.
En outre, la grande majorité étant des hommes, le Paraguay a vu sa population masculine rasée. À la fin de la guerre, il y avait 4 femmes pour chaque homme (et dans certaines régions même 20).
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Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne correspondent pas forcément à celle des membres de l’équipe de rédaction d’Investig’Action.
Traduit par Ines Mahjoubi et Manuel Colinas Balbona. Relecture par Ines Mahjoubi.
Source : Investig’Action