Les prix alimentaires ont été l’un des moteurs de l’inflation des mois écoulés. Au passage à la caisse, les prix avaient cru de 17% en moyenne sur un an pour le consommateur belge. Mais à qui a profité cette brutale hausse des prix ? Voici quelques éléments de réponses.
L’inflation observée en Belgique en 2022-23 est la plus forte depuis le choc pétrolier de 1973. L’explosion des prix de l’énergie a tiré l’ensemble des prix à la hausse. Le déclenchement du conflit en Ukraine et la réduction de l’approvisionnement en gaz russe, premier fournisseur de l’UE avant 2022, explique pour partie l’inflation, de même que la faiblesse des politiques énergétiques menées ces dernières décennies, tant en Belgique qu’en Europe.
En 2023, l’inflation tirée par l’alimentaire
Si l’inflation a pour origine la hausse des prix de l’énergie jusque fin 2022, les produits alimentaires ont été le principal moteur de l’inflation depuis le début de 2023. C’est ce que nous explique Statbel, l’office belge de statistique, fin mars 2023 [1].
Statbel précise que les prix des produits alimentaires en magasin ont connu une hausse de 17% sur un an. L’office statistique détaille ces augmentations pour plusieurs groupes de produits : 34% pour les œufs, 33,8% pour le lait entier, 33,4% pour les huiles alimentaires (hors huile d’olive), 30,2% pour le lait écrémé et demi-écrémé, 27,7% pour les quiches et pizzas ou encore 27,2% pour le sucre. Selon Statbel, les produits transformés ont le plus tiré les prix à la hausse.
Début avril 2023, quelques jours après la publication de Statbel, la FAO – l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture – publiait son indice mensuel des prix alimentaires, au niveau mondial cette fois-ci. Le moins que l’on puisse dire est que les données publiées par la FAO sont étonnantes comparées à celles fournies pour la Belgique.
Prix mondiaux en baisse
En effet, la FAO explique dans son bulletin que l’indice des prix alimentaires mondiaux est en baisse pour le 12e mois consécutif après son pic lors du déclenchement de la guerre en Ukraine. Les prix alimentaires mondiaux ont chuté de plus de 20% entre mars 2022 et mars 2023, lorsque les prix des prix alimentaires pour le consommateur en Belgique augmentaient de plus de 17% en moyenne sur la même période !
Les prix des céréales, des huiles végétales, et dans une moindre mesure des produits laitiers sont ceux qui ont le plus baissé au niveau mondial. Comment la FAO interprète-t-elle cette baisse des prix alimentaires ?
Pour les céréales, l’abondance de l’offre explique largement le recul des cours : l’initiative céréalière de la mer Noire a permis à l’Ukraine d’exporter sa production depuis trois de ses ports tandis que la Russie et l’Australie ont connu des records de production pour leurs récoltes de blé. Les récoltes de céréales attendues au Brésil sont également à de hauts niveaux. Même constat pour les huiles de soja et colza qui ont bénéficié de récoltes record lors des derniers mois (ceci est moins vrai pour l’huile de palme dont les cours augmentent). Pour les produits laitiers, la baisse des cours est en partie due à la diminution des importations de fromage et de lait en poudre de la part des grands importateurs asiatiques.
Les récoltes record de céréales, le maintien des exportations ukrainiennes et la baisse des achats de produits laitiers par les grands importateurs asiatiques face à une offre abondante expliquent donc la tendance à la baisse des prix des produits alimentaires dans le monde.
Prix du caddy en hausse
La Belgique n’est pas le seul pays à observer une flambée des prix alimentaires. Le phénomène touche aussi les pays voisins : en France la hausse des prix de l’alimentation s’est élevée à 14,8% sur un an, aux Pays-Bas à 17,8 % et en Allemagne à 22,3%.
Plusieurs éléments sont avancés pour expliquer cette inflation. Le premier concerne les couts intermédiaires. Les matières premières ne comptent que pour une partie du prix total des produits achetées en magasin. Il faut également inclure les couts de transports, les couts de l’énergie et bien sur les salaires des travailleurs.
En Belgique les salaires sont automatiquement indexés lorsque les prix dépassent un indice-pivot (à chaque augmentation de 2%). Ce mécanisme n’existe pas ou plus dans les pays voisins, qui connaissent pourtant une inflation des prix alimentaires supérieure à celle observée en Belgique. L’indexation des salaires ne semble pas constituer une bonne explication pour comprendre l’inflation des prix alimentaires.
Qu’en est-il des couts de transport et des prix de l’énergie qui sont liés ? Là encore, l’évolution des prix de l’énergie ne correspond pas à celle des prix de l’alimentaire. Les cours du gaz et de l’électricité ont connu un pic à la fin aout 2022 et sont redescendus depuis. Les prix alimentaires ne cessent d’augmenter même lorsque les prix de l’énergie diminuent. Là encore, expliquer la flambée des prix de l’alimentation par les seuls couts énergétique ne semble pas suffisant.
Autre explication avancée : il y aurait eu un « effet de décalage ». Il est possible que les prix des produits alimentaires n’aient pas augmenté directement en magasin dès mars 2022, lorsque les prix alimentaires mondiaux étaient au plus haut, et que les firmes de l’agroalimentaire les aient répercutés progressivement jusqu’aujourd’hui. Là encore, cette explication n’est pas complètement satisfaisante. En effet, l’inflation des produits alimentaires était déjà de 4,6% en mars 2022 ; la hausse des prix était déjà – au moins partiellement – répercutée sur les tickets de caisse il y a un an.
Si la hausse spectaculaire des prix alimentaires ne s’explique pas complètement par l’indexation des salaires, par les couts de l’énergie, ni par un effet de décalage ; d’autres facteurs ont nécessairement joué.
Un élément de réponse nous est apporté par une étude largement passée inaperçue, publiée en octobre 2022 par le think tank flamand Minerva [2] : la moitié de l’inflation serait due à la croissance des marges bénéficiaires des entreprises en Belgique. Début 2023, la réserve fédérale de Kansas City [3], pourtant pas réputée pour être une officine gauchiste, arrivait aux mêmes conclusions pour les États-Unis. L’inflation s’explique pour moitié par les marges en hausse.
Nous sommes ici dans un tout autre type d’explication : les entreprises auraient anticipativement augmenté leurs prix pour compenser des couts de l’énergie en augmentation mais aussi en prévision de futures hausses de salaires. Par la même occasion, elles en auraient profité pour accroitre leurs profits et leurs marges.
Les comptes de l’agrobusiness au beau fixe
Arrêtons-nous sur les profits des firmes agroalimentaires. Entre les champs où sont produits nos aliments et nos assiettes, plusieurs acteurs interviennent : des négociants de matières premières, des firmes agroalimentaires et des distributeurs. Ceci est évidement moins vrai pour les circuits cours où les producteurs et les consommateurs sont directement en relation, ou avec un minimum d’intermédiaires.
Le fait est que la majeure partie de nos produits alimentaires passent par circuit « long » : négociants, agrobusiness, grande distribution. Jetons donc un coup d’œil aux comptes de ces intermédiaires.
Commençons par les négociants en matières premières alimentaires, notamment les « Big four », par lesquels transitent l’essentiel du commerce de céréales et de nombreuses autres denrées. Cargill, le plus grand négociant de céréales au monde a annoncé des profits records pour son exercice annuel décalé 2021/2022, en hausse de 23% sur un an. Archer Daniel Midland a vu son résultat net croitre de 2,7 milliards de $ en 2021 à 4,3 milliards en 2022 (+59%), tandis que Louis Dreyfus a présenté un résultat net en hausse de 44% en 2022. Parmi les 4 grands négociants, seul Bunge a vu ses profits reculer en 2022.
L’explosion des cours mondiaux des céréales en 2022 – avec le déclenchement de la guerre en Ukraine – a évidemment joué en faveur des traders. Les pays dépendants des importations de céréales ont voulu sécuriser leurs approvisionnements, ce qui a provoqué un excès de demande. La spéculation a clairement joué. Les traders semblent en avoir largement profité avec des profits records.
Quid de l’agroalimentaire ? Là encore, les multinationales affichent de beaux résultats. Mondelez a vu ses profits croitre de 2,8 à 3,6 milliards $ entre 2022 et 2023 : +16%. Les dividendes distribués sont eux passés de 1,82 milliards à 1,98 milliards de $. Unilever a réalisé un profit net de 8,3 milliards d’€ en 2022 (+ 24,8%). Sa marge opérationnelle progresse à 17,9% en 2022.
Nestlé semble faire exception. Ses profits ont diminué entre 2021 et 2022, de 16,9 milliards de Francs suisses en 2021 à 8,3 milliards en 2022. Ce résultat en trompe l’œil s’explique par les résultats exceptionnels de 2021, année au cours de laquelle Nestlé avait revendu ses parts dans L’Oréal pour 8,9 milliards d’€. Sans ce résultat exceptionnel, Nestlé affiche une croissance organique de 8,3% de son chiffre d’affaires. Sa marge opérationnelle est restée stable. Coca-Cola, Inbev, Kraft Heinz ou Pepsi ont également vu leurs profits s’accroitre entre 2021 et 2022. Bien que les volumes vendus aient parfois diminué, les hausses de prix ont plus que compensé ces pertes.
Et dans la grande distribution ? Ahold voit son profit croitre de 2,2 milliards d’€ à 2,5 milliards en 2022. Les dividendes distribués par le groupe néerlandais passent 856 millions à 979 millions d’€ – au moment où Delhaize annonce qu’il va franchiser tous ses magasins pour réaliser de nouvelles économies. Carrefour a obtenu un bénéfice d’1,56 milliards d’€, en hausse de 20,3% sur un an.
Chez Walmart, les bénéfices sont en baisse de 13,7 à 11,7 milliards de $, malgré une croissance du chiffre d’affaires de 7%. Le géant britannique Tesco voit ses recettes croitre tandis que ces profits reculent. Colruyt semble aussi en difficulté puisque le bénéfice de son exercice décalé présenté en septembre 2022 avait baissé par rapport à l’année précédente. Le distributeur belge présente donc un résultat positif, mais en baisse. Les résultats trimestriels publiés depuis semblent confirmer la tendance.
Contrairement aux négociants et aux firmes agroalimentaires, les résultats des distributeurs ont parfois été moins bons en 2022 que les années précédentes. Rappelons que 2021, comme 2020, avaient été des années exceptionnelles. Les résultats des distributeurs en 2022 n’ont pas atteint ceux réalisés lors de la pandémie, mais se maintiennent à des niveaux élevés.
À qui profite l’inflation des prix alimentaires ?
Finalement, a qui a profité la flambée des prix alimentaires ? Probablement pas aux producteurs qui voient les cours des produits agricoles diminuer depuis un an. Pas aux consommateurs qui paient leur courses 17% plus cher qu’en 2022.
Les grands vainqueurs de cette poussée de l’inflation sont d’abord à rechercher du côté des négociants en matières premières et de leurs actionnaires. Les géants de l’agroalimentaire ont également tiré partie de l’inflation, de même que certains distributeurs, probablement dans une moindre mesure.
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La revue Tchak ! s’adresse aux producteurs, aux artisans-transformateurs, aux consommateurs. Elle parle d’agriculture paysanne, d’agroécologie et des nouveaux modèles de production, de distribution et de consommation. Elle questionne les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution. Elle adhère au code de déontologie de l’Association des journalistes professionnels.
Notes
[1] https://statbel.fgov.be/fr/themes/prix-la-consommation/indice-des-prix-la-consommation , mars 2023.
[2] Matthias Somers, “Lonen, prijzen, winsten : een analyse van de bedrijfsresultaten in tijden van inflatie”, Minerva, 26 oktober 2022. Cet article a été traduit en français dans le Gresea Echos n°114 de juin 2023.
[3] Andrew Glover, José Mustre-del-Río, and Alice von Ende-Becker (2023), How Much Have Record Corporate Profits Contributed to Recent Inflation ?, Publication information : Vol. 108, no. 1, Federal Reserve Bank of Kansas City
illustration : Jernej Furman, Flickr, CC BY 2.0.
Source: gresea