Le Traité de Lisbonne viole la démocratie
ALALUF, GOBIN, GALAND…
Dans un nouvel emballage encore moins lisible que le projet précédent, ce traité laisse inchangées toutes les profondes déficiences de la construction européenne actuelle.
La Libre Belgique.
Les 29 mai et 1er juin 2005, les Français et les Néerlandais rejetaient à une nette majorité le traité constitutionnel européen (TCE) qui leur était soumis à référendum, après un débat informé et vigoureux dont s'étaient emparés une grande partie des citoyens. En Belgique, où le débat fut malheureusement beaucoup moins intense à cause de l'absence de référendum, plusieurs forces progressistes se mobilisèrent contre ce projet. Loin d'être fondées sur une opposition à l'Europe en tant que telle, ces protestations contre le projet de constitution s'inscrivaient dans une demande d'une "autre Europe" : basée sur le contrôle démocratique, des politiques d'économie publique et le droit social.
L'arrêt de la ratification du traité constitutionnel qui a suivi le "non" en France et aux Pays-Bas constitua clairement une victoire pour ces forces progressistes. L'orientation économique très libérale des politiques européennes ne put ainsi être constitutionnalisée ni dotée d'une légitimité populaire. Les élites politiques, stupéfiées par cette irruption des citoyens dans un processus jusqu'à présent tout à fait oligarchique, n'ont depuis lors eu de cesse d'évoquer la crise dans laquelle était entrée la construction européenne. Et elles décidèrent alors d'une "pause de réflexion".
Les syndicats, mouvements, partis et intellectuels qui avaient dénoncé le traité constitutionnel demandaient que leurs revendications commencent enfin à être prises en compte, que soit enfin pris le chemin d'une Europe redistributrice dont le développement socioéconomique soit centré sur l'amélioration des conditions d'existence de tous.
Un nouveau traité aurait pu servir de telles finalités : notamment en décidant d'une harmonisation fiscale pour empêcher la course à la baisse dans ce domaine, en instaurant une harmonisation de plusieurs normes sociales (par exemple, d'un salaire minimum européen convergeant vers le haut), en protégeant une fois pour toutes les services publics des règles de concurrence, en permettant des politiques budgétaires et monétaires de développement social, en donnant un véritable pouvoir législatif au parlement européen, en soumettant la commission, le conseil et la banque centrale à un strict contrôle démocratique, en impliquant réellement les citoyens dans le processus décisionnel…
De tels changements nécessitaient une réécriture complète des traités existants. Le "Traité de Lisbonne", qui sera signé ce 13 décembre par les chefs d'Etats et de gouvernements de l'Union, prend-il en compte ces exigences populaires ? Absolument pas. Dans un nouvel emballage encore moins lisible que le projet précédent, ce traité laisse inchangées toutes les profondes déficiences de la construction européenne actuelle.
En reprenant surtout l'essentiel des propositions de modifications institutionnelles du traité constitutionnel et en abandonnant sa fameuse "partie III" sur les politiques, il donne au premier abord l'impression de répondre aux critiques exprimées contre la constitutionnalisation des politiques libérales. Mais il s'agit là d'un pur artifice. La partie III existe en fait toujours, puisqu'elle consistait en une large reprise et une rationalisation des traités existants, y compris de leur priorité à la concurrence et aux critères monétaristes.
Ainsi, on retrouve l'article [1] qui interdit aux Etats de prendre des mesures de restriction contre les mouvements de capitaux, ce qui supprime par exemple toute possibilité de pénalisation d'une délocalisation sauvage d'une firme. Ou encore, ces deux articles [2] qui organisent entre Etats, et avec la Commission, les mesures à prendre pour préserver le bon fonctionnement du marché intérieur et du principe de concurrence en cas de guerre ou de troubles de l'ordre public dans un pays membre. On voit tout de suite où se trouvent les priorités de l'Union ! Quant aux supposées "avancées" institutionnelles, (notamment la possibilité d'intervention des parlements nationaux pour rejeter un acte communautaire contraire au principe de subsidiarité), elles restent toujours très en deçà de ce qu'il faudrait changer pour combler le déficit démocratique de l'UE.
Même si ce nouveau traité n'est plus affublé du qualificatif de "constitution", la plupart des juristes considèrent depuis déjà longtemps que le droit européen a un statut quasi constitutionnel par rapport au droit national. Le transfert de compétences, du national vers l'UE, est tel, à chaque réforme de traité, que le contenu des constitutions nationales, de facto, a été modifié, sans débat démocratique, au-dessus de la tête des peuples.
La manière dont les traités sont élaborés, tout comme leur mode d'adoption, n'impliquent réellement ni les élus ni les citoyens. Ainsi, le nouveau traité vient d'être négocié, sans aucune couverture médiatique ni politique et dans la plus grande obscurité des cénacles gouvernementaux. Et pour sa ratification, la plupart des gouvernements ont annoncé qu'ils choisiront la voie parlementaire afin de ne pas se reprendre la cuisante gifle infligée par les référendums français et hollandais.
En Belgique aussi le traité sera ratifié par voie parlementaire. Or, la légalité d'une telle ratification (tout comme de sa signature) sera extrêmement contestable dans le contexte politique actuel de gouvernement démissionnaire [3]. Par ailleurs, en l'absence de consultation populaire [4], cette ratification ne fera qu'accentuer le déficit démocratique et discréditer davantage encore l'idée européenne au lieu de la conforter.
Ont signé ce texte : Matéo Alaluf (sociologue à l'ULB), Jean-Claude Deroubaix (sociologue), Anne Dufresne (chercheuse au GRAID, ULB), Corinne Gobin (maître de recherche au FNRS), Sophie Heine (chercheuse à l'ULB), Céline Delforge (députée bruxelloise), Pierre Galand (président du Forum Nord-Sud), Jean-Marie Coen (porte-parole d'Attac Wallonie-Bruxelles), Francis Houart (Comité bruxellois pour une consultation populaire), Olivier Hubert (administrateur d'Alternative citoyenne), Laurent Pirnay (service d'études de la CGSP wallonne), Francis Wégimont (secrétaire générale de la CGSP wallonne).
[1] Article 56 dans la version provisoire consolidée du Traité sur le fonctionnement de l'Union aménagée par Marianne Dony de l'Institut d'Etudes européennes de l'ULB. Voir en ligne : http://www.iee-ulb.eu/research/publications/
[2] Articles 297 et 298 de la version citée dans la note précédente.
[3] On peut se référer pour une analyse juridique plus détaillée à la carte blanche de Carine Doutrelepont : "Le Traité de Maastricht n'est pas un précédent pertinent pour signer le futur Traité européen", /Le Soir,/ 22 novembre 2007.
[4] Plusieurs propositions de lois ont été faites pour permettre l'organisation de consultations de ce type : proposition de loi Bacquelaine-Eerdekens en mars 2003; proposition de De Gucht et Rik Daems en octobre 2003; proposition en novembre 2004 de 10 membres du groupe PS de la Chambre.