Qui a dit que l’époque de la Conquête s’est achevée avec la fin des siècles de la colonisation ? Regardez ce qu’il en est au Pérou, en ces temps de néo « requerimiento » [1], version langue pétrolière. Si le grand Fray Bartolomé de las Casas jetait un œil sur cette époque que nous vivons, il écrirait une nouvelle version de sa “Destruction des Indes”.
Et assurément, il ferait une comparaison entre les atrocités d’antan et celles d’aujourd’hui. Il constaterait que les crimes des Narváez, Cortés, Alvarado, Pizarro ne furent pas moindres que ceux des géophages et ethnocidaires venus d’Argentine, du Chili, du Paraguay, du Brésil, du Mexique, de Colombie et du Pérou qui envahissent des territoires qui ne leur appartiennent pas, qui rasent des forêts millénaires et massacrent des indigènes.
Las Casas consacrerait un chapitre spécial aux “adelantados” (gouverneurs) étasuniens et, alors, tomberaient de leur piédestal les Custer et tous leurs émules, auteurs de massacres tel que celui de Wounded Knee. Des « gouverneurs » ou des entrepreneurs (comme on les nomme aujourd’hui par euphémisme) d’époques différentes, mais tous identiques en félonie et en brutalité. Pour ces derniers, il n’y a pas eu de traités ni de lois à appliquer, ni de lieux sacrés à respecter, et nulle existence n’a plus de prix que leur ambition et leur cupidité. Jadis, tout comme aujourd’hui, on a donné et on donne à ces entreprises criminelles le nom de civilisation.
Le grand sociologue brésilien Gilberto Freyre a désigné ces actions sous le nom de « civiliser » parce qu’elles ont apporté plus de maladies que de curés. Et autant à cette époque-là qu’aujourd’hui, la haute cléricaille bénissait les conquistadors et aujourd’hui tout comme à cette époque-là, il y a des religieux de la trempe des Montesinos et des Las Casas qui affrontent les grands pouvoirs en dressant de nouveaux réquisitoires, tels ceux de Frey Betto et de Saúl Ruiz.
Certains de ces religieux et religieuses ont payé de leur vie leur évangélique audace. Et il y a encore des gouvernements qui maintiennent sur leur agenda la célébration du 12 octobre 1492. « Journée de la Race » (« día de la raza » en espagnol), ils l’appellent ainsi, alors qu’ils devraient corriger ce lapsus en l’appelant « Journée de la razzia », car c’est bien cette date-là, en effet, qui marque le départ des plus énormes mises à sac et génocides que l’histoire de l’Humanité ait connus.
Génocides et pillages que perpétuent les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants des conquistadors avec le même acharnement impie. Et c’est la honte qui devrait s’abattre sur nous, les maîtres et les professeurs, qui acceptons de profiter de ce jour férié du 12 octobre alors que cette journée devrait être consacrée à expier les atrocités passées et présentes sous forme de journée d’éducation historique. Si nous jetons un regard sommaire sur l’impact de la modernisation capitaliste – ce système historique qui, avec cette même impétuosité qu’il met à produire ne peut éviter de détruire, emporté par sa soif de profits jamais satisfaite – durant ce dernier demi millénaire, nous remarquerons que le processus de la « conquête » qui débuta au XVº siècle, n’a jamais cessé. Les pauses, propres aux diverses étapes du processus d’expansion des nouvelles formes d’exploitation, ont réuni des éléments plus nombreux et plus puissants pour poursuivre la conquête colonisatrice.
La spoliation a été un facteur permanent. D’énormes latifundia se sont constitués au prix de persécutions et d’exterminations. Des formes d’esclavagisme ont survécu à l’ombre du système républicain. Une oligarchie impitoyable et irascible s’est élevée sur la base de cet affrontement inégal pour finalement imposer une malformation structurelle imaginable à tous points de vue. Appauvrissement, ethnocide, déculturation, discrimination envers les survivants, vexations dégradantes. Une marche inexorable qui a duré cinq siècles au cours desquels les peuples ont subi plus d’humiliations qu’ils n’ont reçu de bénéfices civilisateurs.
L’Histoire Officielle a passé sous silence tant d’infamies et à la place donné tant de discours colonisateurs ! Discours mensongers et fourbes qui visent à mutiler la mémoire historique. Ce sont des discours qui déforment la trame complexe, contradictoire et perverse, de la naissance de ces peuples nouveaux. Peuples émergents d’un drame déchirant. Communautés nouvelles qui s’affirment sur la douleur des peuples natifs et la menace de nouvelles formes de dépendance néocoloniale.
Ces peuples nouveaux n’ont pas fini de créer leur identité propre et n’ont pas encore réglé leurs relations inter ethniques internes avec le meilleur sens de l’équité et de la justice. Ce sont des peuples aliénés au point qu’ils ne savent pas comment protéger leur profil transculturel et qu’ils se grisent en imitant des modèles étrangers – modèles qui relèvent davantage de l’ordre mercantile que d’une authentique culture. Mais cette aliénation ne justifie pas cette indifférence avec laquelle ces communautés métisses assistent aux crimes commis contre les peuples originaires. C’est une honte. C’est une très grande honte que les sentinelles des Droits de l’Homme – légitimes ou auto-proclamées – protestent avec plus de force contre de plus ou moins injustes restrictions constatées dans la société civile que contre les crimes perpétrés à l’encontre des populations autochtones, crimes aussi prémédités que ceux qui ont été et sont commis sous la contrainte des intérêts des grandes sociétés ou des oligarchies : en Équateur, au Brésil, au Mexique, en Bolivie, en Colombie, au Chili, au Paraguay, au Pérou et aux États-Unis mêmes. La liste des dénis de justice est infinie et surprenante.
Les récits de Las Casas, l’acte d’accusation de Augusto Roa Bastos dans « Cultures Condamnées », les fresques historiques d’Eduardo Galeano, sont de petits échantillons d’une hécatombe humaine supérieure. Dans l’Histoire de demain, Alan García aura sa place dans la même galerie d’infamie que celle de Julio A. Roca, l’éminent exterminateur des Tehuelches et des Mapuches de la Pampa. Un entendement et une éthique aberrants empêchent, chez beaucoup de gens, de percevoir ces êtres autrement que comme des numéros froids, des non-personnes. Des « barbares », des « païens », des « sauvages », des « primitifs”. Cette perception déformée leur rend difficile la possibilité de comprendre que la douleur de ces “natifs”, de ces “aborigènes”, face aux crimes soi-disant « civilisateurs », n’est pas moindre que celle des civilisés. C’est là, le fondement de cette indifférence, de cette faible solidarité. Mais cette aliénation ne les absout pas de la complicité qu’elle implique avec les auteurs des crimes.
À l’heure où on s’apprête à célébrer le bicentenaire du déclenchement des Guerres pour l’Indépendance, avec tout le tralala et toute la poudre aux yeux médiatiques qui guettent ce genre de célébrations, il y a des communautés humaines qui résistent face à la conquête des descendants des conquistadors. Des groupes humains luttent pour leur territoire, pour le droit à leur autodétermination, pour le droit à leur culture et à leur survie. Cette lutte, aussi petite qu’elle puisse paraître aux yeux des ignorants, est une lutte épique, admirable ; elle mérite notre considération et notre solidarité. Ce sont de tels faits, comme ceux qui ont lieu dans l’Amazonie péruvienne, qui permettent de trancher et de savoir si ces “progrès historiques” vécus sous le système capitaliste ont fait de nous des êtres « civilisés », bons et sensibles, ou bien si nous avons évolué à rebours vers l’état zoologique de reptiles rapaces et concurrents. Les 65 ethnies sur pied de guerre qui peuplent l’État appelé Pérou sont en attente d’un geste d’humanité.
Notes
[1] – Le Requerimiento (« injonction » ou « sommation ») est un texte rédigé en 1512 par le juriste espagnol Juan López de Palacios Rubios (…) C’est une tentative de réponse légaliste aux problèmes posés par la rencontre des conquistadors avec les cultures indiennes d’Amérique. (…) Les Indiens, étant désormais informés de la situation, sont sommés de se soumettre, sous peine d’être réduits en esclavage. (…) Bartolomé de las Casas dit du Requerimiento : « C’est se moquer de la vérité et de la justice, et c’est une grande insulte à notre foi chrétienne, à la piété et à la charité de Jésus-Christ, et cela n’a aucune valeur juridique » [d’après Wikipedia]
Traduit par Manuel Colinas pour Investig’Action.
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