L’instrumentalisation de l’islamophobie au profit de la campagne présidentielle française est un élément indicatif du climat qui règne dans ce pays autour des musulmans ou les individus supposés comme tels. L’islamophobie est un fait. Pour Investig’Action, nous avons interviewé Abdelaziz Chaambi, président de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie en France (CRI). L’action de cette organisation consiste à accompagner les victimes d’islamophobie sur le plan juridique, psychologique et tente de traduire les affaires traitées sur le champ politique. Abdelaziz Chaambi est revenu sur son expérience personnelle au sein de mouvements militants, tout en abordant quelques cas concrets et des possibilités d’actions contre les actes islamophobes.
L’islamophobie : un « viol d’identité collectif »
Monsieur Chaambi, vous militez depuis de nombreuses années contre l’islamophobie. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur ce terrain-là?
L’islamophobie est quelque chose qui me touche à la fois personnellement et professionnellement.
J’ai été éducateur pendant 27 ans et ensuite directeur de centre social. Mais j’ai perdu mon travail à cause de mes engagements dans des associations musulmanes. Depuis à peu près 20 ans, je subis exclusion sur exclusion. J’ai perdu quatre fois mon travail parce que je suis connu sur la place lyonnaise comme étant un militant musulman engagé. Ce terme sous-entend tout de suite islamiste, terroriste, etc. Je n’ai pourtant rien à me reprocher.
Un autre élément m’a touché sur le plan personnel. Dans les années ’80, en France, il y a l’affaire des « mères d’Alger ». En cas de divorce entre une femme française et un homme algérien, les enfants étaient systématiquement confiés à leur mère, même si cette dernière était alcoolique. Dans certains cas, les pères emmenaient leurs enfants en Algérie pour éviter de perdre leurs droits. Quelques années plus tard, j’ai moi-même divorcé. On m’a alors enlevé mon fils pour le confier à sa mère française. On lui a dit que son père était mort, on lui a changé son prénom… Le prétexte était que j’étais susceptible d’emmener mon enfant à l’étranger. Tout cela était faux. Je me suis battu pendant 16 ans pour retrouver un minimum de droits sur mon fils. Mais j’ai ressenti cette situation comme une vengeance de la France, envers l’Algérie qui avait refusé de collaborer dans l’affaire des « mères d’Alger ».
Pourquoi avoir créé la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie (CRI) ?
Nous avons créé le CRI parce que nous nous sommes rendus compte qu’en France, il existe une islamophobie de plus en plus importante, massive, systémique. Ca ne se limite plus à quelques personnes nostalgiques de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, il y a un système qui discrimine.
Nous avons par exemple le cas d’une femme palestinienne divorcée et mère de 5 enfants. Cette dame a voulu devenir assistante maternelle pour subvenir aux besoins de sa famille. Pour cela, elle devait suivre une formation aux premiers secours. Lorsqu’elle s’est présentée à cette formation, la responsable l’a renvoyée parce qu’elle était voilée. Pourtant, il n’y avait rien qui interdisait le port du voile dans cet établissement. Aujourd’hui, on ne s’en prend plus seulement à des jeunes filles musulmanes qui vont à l’école. On s’en prend à des mères de famille et à leur travail, alors qu’elles n’ont que cela pour vivre. La situation est donc devenue plus grave.
Donc ce que vous dites, c’est qu’il y a un écart entre la législation et ce qui est pratiqué en réalité ?
Cet écart existait déjà dans le traitement du racisme. Nous nous sommes rendu compte que les citoyens ne sont pas traités de manière égalitaire. Mais en ce qui concerne l’islamophobie, c’est pire, parce qu’il n’y a aucune législation qui la détermine. Tout le monde dit qu’il y a de l’islamophobie, mais personne ne prend ses responsabilités pour mettre en place un dispositif juridique pour lutter contre ce fléau.
L’islamophobie est un terme assez récent, comment est-ce que vous le définissez ?
L’islamophobie, c’est une discrimination qu’on applique à quelqu’un qui est musulman ou supposé l’être. Il y a des gens qui subissent l’islamophobie alors qu’ils ne sont pas musulmans… Il y a des arabes chrétiens ou coptes qu’on prend pour des musulmans et qui sont discriminés sur cette base-là. C’est donc une discrimination liée à une religion et aux supposés individus issus de cette religion.
Il y a des gens qui disent « l’islamophobie, c’est juste un moyen de nous empêcher de critiquer l’Islam ». Ce n’est pas vrai, ils peuvent critiquer l’Islam comme ils veulent, nous sommes dans un pays démocratique. Mais nous avons aujourd’hui une preuve de l’existence de l’islamophobie en France. Des universitaires ont mené une étude qui consistait à utiliser deux profils presque identiques de jeunes filles sénégalaises dans le cadre d’une recherche d’emploi. Seules deux différences dans leurs CV : l’une s’appelle Mariem Diouf et a suivi une formation au secours islamique, la seconde s’appelle Marie Diouf et a suivi une formation aux Scouts de France. Ces profils ont été envoyés à 600 employeurs et cette étude a démontré que le profil « Mariem Diouf » a été rejeté 2,5 fois plus que l’autre. Le critère de distinction entre les deux était le critère musulman. Cela démontre que l’islamophobie est bien un fait réel, il ne s’agit pas d’un simple prétexte qu’on utilise pour empêcher les critiques faites à l’Islam.
Y a-t-il une progression de l’islamophobie ?
Elle a pris une ampleur extraordinaire. On est passé de l’islamophobie « franchouillarde », qui dit « sale arabe rentre chez toi », à un nouveau type d’islamophobie qui consiste non pas à avoir peur des musulmans, mais à leur imposer un modèle concocté par l’Etat français. Ce système nous dit comment il faut s’habiller, comment il faut manger, comment il faut parler, … Nadine Morano, par exemple, a dit : « Le jeune musulman doit mettre sa casquette à l’endroit, il ne doit pas parler en verlan et il doit se lever le matin pour chercher du boulot ». Donc le musulman pour elle, c’est juste quelqu’un qui met sa casquette à l’envers et qui parle verlan…
Disposez-vous de statistiques sur les actes islamophobes ? Y a-t-il une progression dans la nature des actes, la gravité ?
Il y a une augmentation d’actes islamophobes qui était de l’ordre de 58% pour l’année passée. Mais ce chiffre ne représente que les actes dont on entend parler. En réalité, il faut prendre ce chiffre avec beaucoup de recul, parce que beaucoup de gens n’osent pas déposer plainte. Certains subissent l’injustice sans en parler, parfois parce qu’ils ont été humiliés et ne veulent pas que tout le monde le sache. Nous avons plus de 100 cas recensés sur le site du CRI. Le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France) en a recensé 158. Mais cela reste dérisoire parce qu’en réalité, il y a beaucoup plus d’actes islamophobes.
Avez-vous des exemples de cas concrets ?
Oui, il y a cette jeune mariée dévoilée du 9ème arrondissement. Cette jeune femme s’est mariée en juin et elle s’est vue obligée de retirer son voile pour sa cérémonie. Nous avons mis 6 mois pour la convaincre de déposer plainte. Les gens ont peur !
Nous avons un autre exemple plus ancien, une jeune française convertie à l’islam qui portait le voile. Lorsqu’elle a renouvelé sa carte d’identité, la préfecture a inscrit dans sa carte d’identité, à l’endroit « signes particuliers » : « musulmane très pratiquante ». La mention « signes particuliers » est sensée donner des indications physiques, comme la couleur des yeux ou une cicatrice quelconque. Nous avons dénoncé cela, nous avons appelé les médias, mais la jeune femme en question a eu peur d’attaquer la préfecture… Elle avait peur que son mari perde son travail. La préfecture l’avait en effet appelé pour exercer des pressions contre lui. Et l’affaire a été étouffée alors qu’il s’agissait d’un fait très grave !
Il y a donc des milliers de gens qui subissent l’islamophobie mais qui ne déposent pas plainte, souvent par peur. Il y a même des gens qui ont peur de leur identité musulmane aujourd’hui. De plus en plus de personnes de culture musulmane donnent des prénoms français à leurs enfants.
Un rapport avec la politique d’intégration en France ?
Exactement. Dans les années ’80, on nous parlait d’intégration. Avec Sarkozy, on est passé à l’assimilation. Il faut « blanchir les gens » et étouffer leur culture.
Aujourd’hui, il y a un « viol d’identité collectif » par une France néocoloniale qui continue à vouloir imposer son modèle, sa langue, sa vision du monde et sa laïcité. La laïcité est devenue une nouvelle religion à laquelle il faut convertir les gens. Il ne s’agit plus simplement d’un espace réglementaire, philosophique et juridique qui permet aux gens de vivre ensemble. C’est devenu une arme de destruction massive sur le plan culturel et psychologique.
Comment réagissez-vous aux plaintes que vous recevez?
Nous avons plusieurs façons d’agir. Parfois un simple coup de téléphone suffit. On invoque la loi sur les discriminations pour dénoncer l’exclusion d’une dame qui vient chercher un emploi, ou s’inscrire pour une formation, etc. Quand on n’arrive pas à régler le problème par téléphone, on envoie des courriers, on fait des pétitions et on organise des mobilisations.
Par exemple, pour une dame qui s’est vue refuser l’entrée au bowling, nous avons fait un testing. Nous avons placé un huissier de justice à l’entrée du bowling pour observer notre expérience. Nous avons d’abord envoyé un couple sans voile, qui est entré sans aucun problème. Ensuite, un couple avec voile s’est présenté et il a été refoulé. Nous avons récolté les témoignages de personnes présentes sur le lieu et nous avons mené l’affaire au tribunal.
Nous avons également saisi le tribunal pour la mariée qui s’est fait dévoiler. Il n’y a aucune loi qui permet de faire cela…
Vos actions sont donc souvent d’ordre juridique ?
Nous travaillons en complémentarité avec nos collègues du CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France), spécialisés sur l’aspect juridique et ont les moyens pour cela. Nous avons fait appel à eux pour la dame palestinienne qui a été refoulée à la formation de secourisme.Mais comme ils ne voulaient pas faire de bruit en politisant et en médiatisant l'affaire, nous avons choisi de le faire de notre coté en créant CRI. Lorsqu’on fait une loi qui interdit le voile à l’école, il faut que tout le monde comprenne que ce n’est pas seulement l’école qui est concernée, c’est toute la place publique… Les femmes voilées ne peuvent pas trouver de travail en France aujourd’hui…
Et cette situation s’aggrave. Le 17 janvier, une loi a été mise en place pour interdire aux assistantes maternelles musulmanes de porter le voile, alors qu’elles travaillent chez elles. C’est quand même terrible… Et c’est le Parti socialiste qui a mis en place cette loi, ce n’est pas la droite ou l’extrême droite ! Nous avons donc organisé des manifestations devant le siège du Parti socialiste. Au moment où nous étions reçus par une délégation, le Sénat votait cette loi islamophobe ! Nous avons fait une pétition, et nous appelons tous les musulmans et non-musulmans à se mobiliser pour faire reculer les députés. La loi n’est pas encore passée, elle doit être validée par la Chambre des députés. Et nous vous appelons tous à signer cette pétition.
Y a-t-il un intérêt politique à entretenir l’islamophobie ?
Bien sur, parce qu’elle permet de cacher l’incapacité de nos hommes et femmes politiques à régler les problèmes sociaux. Nicolas Sarkozy a fait l’inverse de la loi de 1905. Cette loi consistait à mettre de côté la question religieuse pour régler les problèmes sociaux. Elle a donné lieu à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Sarkozy a caché la question sociale pour mettre à l’ordre du jour la question religieuse. Pour nous, c’est une escroquerie pour éviter les vrais problèmes de la France : le chômage, l’école, la santé, les délocalisations… Un sondage mené en France juste avant les élections a révélé que le souci de la cohabitation et du vivre ensemble arrivait en 16ème position dans la préoccupation des français. Or, la classe politique en a fait le problème n°1. La campagne était centrée sur le halal, l’identité française, la Burqa…
Vous pensez que les médias entretiennent le climat islamophobe ?
Oui, les médias sont la caisse de résonnance des hommes politiques. Or en France, il y a des groupes qui exercent des pressions sur les médias. Et comme ces groupes ont un intérêt commun à diaboliser les musulmans, il suffit que quelqu’un allume la mèche de l’islamophobie. Le livre de Thomas Deltombe, intitulé « l’islam imaginaire », traite de cette problématique et démontre qu’on a fabriqué l’image du musulman ennemi de l’intérieur. Il montre comment les médias ont entretenu cette peur de l’Islam jusqu’à créer une « guerre » contre l’Islam. Aujourd’hui, les gens disent ouvertement qu’ils sont islamophobes, alors que c’est interdit par la loi d’être raciste. Si une personne déclare publiquement qu’elle est antisémite, elle est mise en prison. Par contre, si une personne se déclare islamophobe, elle est applaudie et encouragée.
Il y a donc cette connivence entre les médias et la classe politique à entretenir l’islamophobie, à entretenir cet épouvantail pour faire oublier le pouvoir d’achat, le chômage massif, la suppression des CDI, etc.
Quels commentaires sur le rapport d’Amnesty International ?
Nous nous réjouissons qu’une organisation de défense de Droits de l’Homme commence à parler d’islamophobie !
Vous avez fait une campagne très particulière sur votre site lors des dernières élections présidentielles. Pouvez-vous expliquer ?
Nous avons constaté que la classe politique qui est là depuis 40 ans n’a jamais été à la hauteur de ses responsabilités en ce qui concerne les quartiers populaires, l’immigration et encore moins l’Islam. La classe politique française ne défend pas les intérêts des musulmans. Nous nous sommes dit que puisque cette campagne n’allait de toute façon en aucun cas servir notre cause, il fallait au moins que nous marquions le paysage politique. Nous avons invité les gens à mettre des bulletins, mis à disposition sur notre site, portant l’inscription « non à l’islamophobie ».
Parallèlement, nous avons lancé sur le site la signature d’une pétition pour faire abolir la loi du 17 janvier 2012 sur les assistantes maternelles voilées. Nous avons tenté de rencontrer François Hollande pour lui demander de faire abolir cette loi s’il est élu, mais il nous a esquivés. C’est donc à nous d’agir. Et pour cela, nous devons obtenir 100 000 signatures pour pouvoir discuter avec les députés.
Certains hommes et femmes politiques interpellés par les militants-tes de CRI lors des meetings et visites de nos quartiers , commencent à avancer très timidement qu'ils sont contre cette loi et qu'ils ne la voteront pas, c'est pourquoi il nous faut être très vigilants et mobilisés pour faire barrage à cette loi islamophobe liberticide , car aujourd'hui ce sont les femmes musulmanes qui sont visées mais demain peut être qu'une assistante maternelle communiste ou écologiste pourrait être visée à son tour.
Propos reccueillis par Fatma Kassoul pour Investig'Action.