Le 7 mai 2002, un homme entrait dans l’appartemment de la famille Isnasni à Schaerbeek. Il abattait les parents et blessait grièvement deux enfants. Funérailles officielles, manifestation de soutien, présence poltique et promesses… “Plus jamais ça”. Onze ans plus tard, Kenza Isnasni, la fille du couple abattu, demande plus que de promesses. (IGA)
“Il y a onze ans, le racisme et l’extrême droite ont tué mes parents”
Ces photos d’identité rappellent leur première année en Belgique, lorsqu’ils étaient les bienvenus. Le Maroc, qui a vu naître mes parents, fait partie de mon histoire. C’est avec courage qu’ils ont multiplié les sacrifices pour offrir un avenir digne à leurs enfants. En cela, ils sont pour moi une source d’inspiration quotidienne.
Le 7 mai 2002, ils ont été tués par un individu qui, nourri par le discours de la haine et de la xénophobie, a considéré qu’ils n’avaient plus le droit de vivre.
Il ne faut pas les oublier, il ne faut pas oublier nos parents, il ne faut pas oublier tous ces travailleurs immigrés qui se sont battus pour obtenir des droits, pour être reconnus en tant que citoyens. Dans les usines, dans les mines, sur les chantiers de bâtiments, ils ont fait face à des conditions de travail difficiles, au racisme et à l'extrême droite. Puis nous sommes nés. Ils nous ont éduqués, poussés à faire des études. Ils ne voulaient pas nous voir soumis aux mêmes conditions de travail, de vie.
C’est notre histoire. Cette histoire, peu enseignée dans nos écoles, fait néanmoins partie de la mémoire collective de l’ensemble des citoyens belges. A l’époque, on brandissait le débat sur l’intégration qu’on nous sert encore actuellement à toutes les sauces. Aujourd’hui, je suis la troisième génération, je suis aussi cette Belgique, qu’on le veuille ou non. Combien de générations encore pour que cela soit compris une bonne fois pour toute ?
Après le débat sur l’immigration et celui sur l’intégration, c’est à présent l’islam le débat en vogue. Cet islam sur lequel on se focalise pour masquer l’incapacité des partis politiques à établir un vrai projet de société de nature à faire face aux réels problèmes économiques et sociaux.
Les cas de discrimination à l’encontre des citoyens belges de confession musulmane ne sont même plus à dénombrer. Nos émotions prennent le dessus car ce constat est révoltant dans une société où on aspire au vivre ensemble. Ce constat nous touche parce qu’il est insupportable de se faire discriminer suite à un entretien d’embauche. Ce constat nous touche parce qu’il est insupportable de voir des écoles exclure des filles parce qu’elles ont fait le choix de porter le foulard.
Ce constat nous touche parce qu’il est insupportable de voir certains médias stigmatiser les citoyens de confession musulmane à grand renfort de raccourcis. Ce constat nous touche parce que nous étions convaincus qu’avec une loi, le problème des discriminations serait résolu. Ce constat nous touche parce que ces discours sont entretenus au sein même des partis politiques “démocratiques”. Ce constat nous touche parce que le racisme antimusulman, jusque dans les hautes sphères de notre société, est de plus en plus considéré comme acceptable. Ce racisme antimusulman, qu’on minimisait jadis, est bien une réalité.
Certes, les rapports sur la discrimination envers les citoyens de confession musulmane sont alarmants, mais prenons un peu de distance et observons la réalité avec un regard critique. Observons comment sont gérés ces débats, comment sont considérées les prises de positions des uns et des autres.
Aujourd’hui, le racisme est présenté comme une question de liberté d’expression. Les crimes racistes sont la suite de ces discours. C’est la banalisation, la tolérance de ces discours racistes qui ont engendré des tragédies comme celle qu’a connue ma famille. Entre cette banalisation et l’affirmation selon laquelle l’assassin de mes parents avait seulement exercé son droit à la liberté d’expression, il n’y a qu’un pas ; sans parler du festival d’amalgames insoutenables et récurrents que ces discours génèrent et qui empêchent un vrai débat équitable loin de toute passion. En d’autres termes, les crimes racistes d’hier, qui découlent de ces discours et qu’on condamnait, seront bientôt, en quelque sorte, légitimés. Le racisme est un délit, pas une opinion ; faut-il encore le rappeler ?
Chaque 7 mai, je me fais violence. Impossible d’oublier. Si j’ai fait le choix de ne pas sombrer dans le silence, c’est parce que nous en avons payé le prix fort. J’écris car je veux continuer à témoigner. C’est pour tous nos disparus que nous devons refuser de nous taire, que nous devons cesser de nous laisser faire.
Les choses changeront, j’en ai la conviction ; l’histoire nous l’a prouvé. Mais ces changements ne se feront pas sans la mobilisation de tous. Que tout le monde sorte de ce silence et témoigne, interpelle, porte plainte, use des instruments juridiques existants même s’ils sont perfectibles. Quoi qu’il en soit, ne nous murons plus dans le silence.
Mon engagement sera un hommage permanent pour toutes les victimes du racisme, d’où qu’il vienne. Je continue ma lutte car la situation actuelle ne me rassure pas. Je continuerai tant qu’on ne prendra pas conscience de la nécessité de signaux forts pour endiguer la montée du racisme.
L’heure n’est plus aux discours. L’heure n’est plus aux promesses. L’heure est aux actes.