Il n’est pas prudent de considérer l’actualité internationale en faisant abstraction des réalités stratégiques. Lors de la prise d’otages du 3 septembre 2004 à Beslan, en Russie, qui causa la mort de 186 enfants, les relais médiatiques dominants s’étaient démarqués de l’horreur en affirmant leur soutien aux « Tchéchènes modérés » d’Aslan Maskhadov, appuyés par Londres et Washington. Pourtant, un an plus tard, Chamil Bassaïev, organisateur de l’opération conçue pour occasionner un carnage, vient d’être proclamé vice-Premier ministre du gouvernement en exil. Avec du recul, on constate donc qu’une fois de plus l’émotion immédiate sert des intérêts plus complexes : le contrôle des ressources de la Caspienne.
Il y a un an exactement, le 1er septembre 2004, un groupe d’hommes armés faisait irruption dans une école à Beslan (Ossétie du Nord) et prenait enfants, parents et professeurs en otages. Au bout de trois jours de crise, d’une série d’explosions et d’un assaut des forces de l’ordre, 376 personnes trouvèrent la mort, dont 186 enfants. Cette action fut revendiquée par Chamil Bassaïev, un chef de guerre tchétchène. Étrangement, la presse occidentale, loin d’exprimer la moindre compassion pour les Russes, s’acharna contre le président Poutine, accusé d’être responsable du carnage à la fois parce qu’il entretiendrait une atroce guerre coloniale en Tchétchénie et parce qu’il aurait ordonné un assaut aveugle. Certains auteurs allérent plus loin en accusant Vladimir Poutine d’avoir délibéremment provoqué le bain de sang pour justifier de nouvelles mesures autoritaires [1]. De son côté, le Kremlin répondit en affirmant que la prise d’otages serait sans lien avec le conflit tchétchène, lequel serait en voie de normalisation, mais montrerait que la Russie serait devenue une cible du terrorisme international. Cette version fut bientôt modifiée, des experts russes laissant entendre que l’opération aurait en réalité été commanditée par les services britanniques pour affaiblir le pays [2].
Un an après, que savons-nous de ce drame, des objectifs politiques de ses protagonistes et de ses conséquences ?
Le drame tchétchène
Pour répondre à ces questions, il convient d’abord de resituer cette affaire dans son contexte. La Tchétchènie est un État membre de la Fédération de Russie qui a connu deux guerres successives en une décennie et reste plongée dans le chaos [3]. Pour ceux qui ont une vision ethnique de la Russie, blanche et orthodoxe, la question ressort des classiques guerres coloniales. À l’inverse, pour ceux qui ont définition eurasiatique de la Fédération, le problème actuel est une conséquence de l’effondrement de l’État dans la période 1991-1999 au cours de laquelle le président Eltsine hésita entre la guerre à outrance contre sa propre population et l’indépendance de fait. La vacance du pouvoir aurait à la fois profité aux bandes armées et aux précheurs islamistes selon un schéma comparable à celui qu’a connu l’Afghanistan à la même époque.
Ces deux points de vue peuvent être également étayés, mais il importe de bien comprendre les idéologies qui les sous-tendent. La vision ethnique est défendue, en Russie et en Tchétchènie même, par l’extrême droite, et en Occident par les partisans du « choc des civilisations ». La vision eurasiatique est promue par le président Poutine qui ne manque pas une occasion de célébrer l’apport musulman dans l’édification de la Russie [4].
L’analyse historique donne raison aux eurasiates, comme l’a noté le professeur Francisco Veiga de l’université de Barcelone [5], mais il n’infirme pas pour autant le point de vue ethnique qui peut constituer un projet politique.
Quoi qu’il en soit, la question tchétchène est aussi, et peut-être surtout, une question stratégique internationale : cet État est traversé par un réseau d’oléoducs indispensable à l’expoitation russe du pétrole de la Caspienne. Dès lors, il y va de l’intérêt des rivaux et adversaires de la Russie, et singulièrement des États-Unis, que le conflit s’éternise voire qu’il s’étende à tout le Caucase [6]. Ceux-ci déploient des efforts visibles dans la région. Ils ont placé des hommes à eux en Géorgie dont ils encadrent l’armée et contrôlent l’espace aérien depuis leur base turque d’Incirlik [7]. En réponse, les Russes soutiennent en sous-main, en Géorgie, les séparatistes d’Ossétie du Sud [8].
Les élections d’août 2004
Le processus politique en cours permet à la Fédération de Russie d’organiser des élections en Tchétchènie, le 29 août 2004. Les observateurs internationaux unanimes, y compris ceux de la Ligue arabe, attestent de la sincérité du scrutin, tandis que, fidèle à elle même, la presse occidentale persiste à dénoncer une mascarade organisée par l’apprenti-dictateur Poutine.
Rencontre Chirac-Poutine-Schröder à Sochi, la veille de la prise d’otage
L’appel des indépendantistes à boycotter le scrutin est peu suivi, puisque le taux de participation atteint 79 %. Le général Alkanov, candidat pro-Fédération, est élu sans difficulté. Mauvaise joueuse, la presse occidentale voit dans ce résultat la preuve d’une manipulation. Deux jours plus tard, le président français, Jacques Chirac, et le chancelier allemand, Gerhard Schröder, qui ont une toute autre analyse, font le voyage de Sochi pour féliciter le président Poutine d’avoir réussi à rétablir des institutions démocratiques en Tchétchénie.
Les partisans du chaos n’avaient pourtant pas ménagé leur peine pour faire échouer le processus politique : le 24 août, un Tupolev 154 reliant Moscou à Sochi et un Tupolev 134 reliant Moscou à Volgograd explosaient en vol, provoquant la mort de 90 personnes. Après avoir évoqué de possibles accidents, les autorités russes admettaient que les deux avions avaient fait l’objet d’attentats. L’action était revendiquée par les Brigades Al-Islambouli (Kata’ib al-Islambuli) [9]. Le 31 août, la même organisation faisait exploser une bombe à Moscou, devant la station de métro Rizhskaya, tuant dix personnes et en blessant une cinquantaine. Mais le plus terrible restait à venir.
Le massacre de Beslan
Le 1er septembre, 32 hommes et femmes en armes pénétrent dans l’école de Beslan (Ossétie du Nord, Fédération de Russie) au cours de la cérémonie du « jour de la connaissance ». Ils rassemblent 1300 otages, élèves, parents d’élèves et personnels, dans le gymnase de l’établissement, qu’ils piégent avec quantité d’explosifs.
Image d’une vidéo prise par les preneurs d’otages, à l’intérieur de l’école
Les forces de sécurité encerclent l’école, tandis que le docteur Leonid Roshal (qui avait déjà été le négociateur lors de la crise des otages du théâtre de Moscou) vient parlementer. Cependant, les preneurs d’otages n’expriment aucune revendication, refusent de donner à manger et à boire aux otages, et en abattent 20 chaque fois que l’un d’entre eux est blessé par les forces de sécurité.
Pendant ce temps, le Kremlin, qui ne considére pas cette affaire comme émanant de la cause tchétchène, mais comme commanditée par une puissance étrangère, saisit le Conseil de sécurité des Nations unies. Celui-ci refuse de débattre d’un projet de résolution et se contente d’un communiqué de condamnation de la prise d’otage et des attentats aéronautiques exhortant la communauté internationale à coopérer avec les autorités russes pour arrêter et juger les coupables [10].
Le lendemain, l’ancien président d’Ingouchie, Ruslan Aushev, tente à son tour une médiation, et obtient des libérations au compte-goutte. Les enfants sont toujours privés d’eau et de nourriture, contraints de boire leur urine pour survivre. Les preneurs d’otages se montrent particulièrement insensibles et sarcastiques. Leur chef déclare agir sur ordre du chef de guerre Chamil Bassaïev, sans formuler d’exigence. Il joue le pourrissement de la situation, tandis que les médias du monde entier affluent dans la petite ville. Soudain, il requiert la venue de plusieurs personnalités et déclare qu’il ne donnera à boire aux enfants que lorsque le président Poutine aura annoncé à la télévision l’indépendance de la Tchétchénie.
Le troisième jour, les preneurs d’otages autorisent les services médicaux à venir évacuer les cadavres de 21 otages abattus car, la chaleur et l’humidité aidant, ils commencent à se décomposer. Une explosion retentit à ce moment-là sans que l’on sache exactement s’il s’agissait d’un coup de feu tiré par un parent d’élève de l’extérieur de l’école, ou plus probablement d’une des bombes déclenchée accidentellement. L’explosion fut le signal d’une fusillade générale au cours de laquelle les forces de l’ordre donnèrent l’assaut. Les tirs et les bombes firent 376 morts, dont 11 soldats russes et 32 preneurs d’otages.
Un seul preneur d’otages survivra et sera jugé. Les autopsies révéleront que 22 de ses compagnons d’armes étaient des toxicomanes en état de manque au moment de leur mort. L’identification des attaquants est toujours sujette à caution.
L’action a été revendiquée par Chamil Bassaïev et condamnée par le porte-parole du gouvernement tchétchène en exil à Londres, Ahmed Zakaïev.
Quelques remarques
Pour réaliser l’attaque de Beslan, Chamil Bassaïev n’a pas pu compter sur des forces militantes. Il a dû utiliser des toxicomanes, rétribués en drogues, encadrés par quelques combattants aguerris. M. Bassaïev ne dispose pas en effet de légitimité en Tchétchénie et n’a pas de partisans. C’est un chef de guerre qui a connu une carrière de mercenaire dans divers conflits, avant de tenter en vain une percée politique en Tchétchénie, puis de revenir à des activités militaires.
L’opération était conçue pour se terminer en carnage. Le gymnase avait été piégé avec des bombes accrochées aux plafonds par des sparadraps. Un système si précaire que l’on se demande comment il a bien pu tenir trois jours complets. Il semble que l’encadrement militaire du groupe avait prévu de prendre la fuite en sacrifiant sa piétaille, mais a été pris de court par les évènements.
Le commando n’a pas formulé de revendication avant la fin du second jour, c’est-à-dire avant l’arrivée des journalistes étrangers. Au demeurant cette revendication était irréaliste et de pure forme. L’objectif était donc de créer une situation de crise, pas de marchander quoi que ce soit.
La prise d’otage intervient trois jours après l’élection présidentielle en Tchétchénie et quelques heures après la fin du sommet russo-germano-français de Sochi, saluant la normalisation politique de la Tchétchénie. Son objectif principal est de stopper le processus politique et la reconnaissance internationale de l’action de Vladimir Poutine pour établir la démocratie.
Les masques tombent
À l’approche du premier anniversaire du massacre de Beslan, Chamil Bassaïev, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt international, a donné une interview à une chaine de télévision états-unienne. Puis, il a été nommé vice-Premier ministre du gouvernement tchétchène en exil à Washington et à Londres, qui avait pourtant officiellement condamné l’opération de Beslan. La distinction, imaginée par les partisans ouest-européens de l’indépendance de la Tchétchènie, entre les « durs » comme Bassaïev (que tous les Occidentaux condamnent) et les « modérés » du gouvernement provisoire (avec lesquels on déplore que le président Poutine refuse de discuter) n’est donc qu’un artifice de communication.
Ce gouvernement est appuyé par l’American Committee for Peace in Chechnya de l’ancien conseiller national de sécurité Zbigniew Brzezinski, installé dans les locaux de la Freedom House [11] de l’ancien directeur de la CIA James Woolsey.
Chamil Bassaïev revendique des liens récents avec Oussama Ben Laden que les États-Unis prétendent aujourd’hui rechercher en vain.
M. Brzezinski est connu pour avoir personnellement recruté Oussama Ben Laden lorsque celui-ci vivait à Beyrouth et lui avoir confié l’organisation d’attentats en Afghanistan visant à provoquer l’intervention soviétique. Dans ces divers ouvrages et conférences, M. Brzezinski n’a cessé de préconiser le démantélement non pas seulement de l’URSS, mais de la Fédération de Russie et d’apporter son soutien à tous les séparatismes pourvus qu’ils soient anti-Russes.
Ce que l’on peut en conclure
L’opération de Beslan a été perpétrée non par des militants, mais par des mercenaires. Elle ne visait donc pas à défendre une cause, que ce soit l’indépendance de la Tchétchénie ou l’instauration d’un Califat. Elle participe du « grand jeu » qui oppose les grandes puissances pour le contrôle du Caucase et des ressources de la Caspienne. Son organisateur, Chamil Bassaïev, est aujourd’hui vice-Premier ministre d’un gouvernement en exil ayant pignon sur rue à Washington et à Londres. Ce dernier dispose de toute l’aide logistique nécessaire fournie par le gouvernement des États-Unis via des officines connues de la CIA.
Thierry Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau Voltaire.