4. Le pétrole devient l’arme et le Moyen-Orient le champ de bataille
La Grande-Bretagne en faillite part en guerre
L’un des secrets les mieux gardés de la guerre de 1914-18 fut qu’au début d’août 1914, quand la Grande-Bretagne déclara la guerre au Reich allemand, le trésor et les finances de l’Empire britannique étaient de fait en faillite. L’examen des véritables relations financières entre les principaux intérêts en guerre révèle un extraordinaire arrière-plan de crédits secrets associés à des plans détaillés pour réallouer, après la guerre, les matières premières et la richesse matérielle du monde entier et particulièrement les zones de l’Empire ottoman qui étaient réputées receler des réserves pétrolières.
Extrait du nouveau livre 'Pétrole, une guerre d"un siècle' de William Engdahl
http://www.editionsjcgodefroy.fr/collection.php?id=14_ouvrage=85
http://www.amazon.fr/P%C3%A9trole-une-Guerre-dun-Siecle/dp/2865532003/ref=sr_1_2/403-1169295-1904429?ie=UTF8&s=books&qid=1189088899&sr=8-2
Selon la plupart des versions admises, l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand héritier du trône austro-hongrois par un Serbe, le 28 juin 1914 dans la capitale bosniaque de Sarajevo, fut le détonateur de la Grande Guerre. Le 28 juillet suivant, après un mois de négociations frénétiques, l’Autriche déclarait la guerre au minuscule État de Serbie qu’elle tenait pour responsable de l’assassinat. L’Autriche avait été assurée d’un soutien allemand dans le cas où la Russie soutiendrait la Serbie. Le lendemain, 29 juillet, la Russie ordonnait une mobilisation de son armée dans l’éventualité où une guerre deviendrait nécessaire.
Le même jour, l’empereur allemand adressait un télégramme au tsar Nicolas pour le supplier de surseoir à la mobilisation, provoquant ainsi la suspension provisoire de l’ordre du tsar. Le 30 juillet, le haut commandement russe persuadait le tsar hésitant de reprendre la mobilisation. Le 31 juillet, l’ambassadeur allemand à Saint-Pétersbourg, après avoir présenter au tsar une déclaration allemande de guerre à la Russie, d’après les témoins, fondit en larmes et sortit de la pièce en courant.
Le général allemand Staff, qui avait été préparé à une guerre possible sur les fronts est et ouest, mit en œuvre le plan Schlieffen. Étant donné les engagements de défense mutuels passés entre la France et la Russie, l’Allemagne décida que la France devait être défaite d’abord, calculant correctement que la Russie mobiliserait plus lentement. Le 3 août 1914, l’Allemagne déclarait la guerre à la France et les troupes allemandes pénétraient en Belgique en route pour attaquer la France.
Puis, le 4 août 1914, seulement huit jours après la déclaration de guerre autrichienne contre la minuscule Serbie, la Grande-Bretagne annonçait avoir déclaré la guerre à l’Allemagne. La raison officielle alléguée était l’engagement antérieur de la Grande-Bretagne de protéger la neutralité de la Belgique. Les véritables raisons étaient bien éloignées de l’esprit de solidarité de voisinage.
La décision britannique d’août 1914 de partir en guerre contre l’Allemagne était pour le moins remarquable, étant donné que le trésor britannique et la livre sterling, à l’époque le moyen de payement dominant du monde du commerce et de la finance, étaient de fait en faillite.
De nouvelles questions se posent depuis que sont devenus accessibles au public les documents internes à la direction du Trésor britannique rédigés par les officiels de l’époque où Lloyd George était le chancelier de l’Échiquier. En janvier 1914, six mois pleins avant le casus belli officiel de Sarajevo, sir George Paish, un officiel de haut rang du Trésor britannique, fut invité par le chancelier à réaliser une étude exhaustive de l’état si crucial des réserves d’or britanniques.
En 1914, l’équivalent-or de la livre sterling était le pilier du système monétaire mondial. En fait, la livre sterling était si bien acceptée dans le monde du commerce et de la finance depuis soixante-quinze ans qu’elle était considérée “ as good as gold ”. En 1914, la livre sterling jouait un rôle comparable à celui du dollar américain avant le 15 août 1971.
Le rapport confidentiel de sir George révèle la pensée de l’époque au plus haut niveau de la City de Londres :
Une autre influence qui attise l’effervescence pour une réforme bancaire a été la puissance bancaire et commerciale grandissante de l’Allemagne et aussi le malaise croissant face au risque que les réserves d’or de Londres puissent faire l’objet d’une ruée juste avant ou au début d’un grand conflit entre les deux pays.
Ce rapport confidentiel fut rédigé plus de six mois avant que l’héritier du trône autrichien ne fût assassiné à Sarajevo.
Paish discute ensuite de sa préoccupation concernant les grandes banques commerciales allemandes que leur sophistication croissante avait conduites à renforcer leurs réserves d’or depuis la crise des Balkans de 1911-12. Sir George prévenait son chancelier que dans les conditions du moment, n’importe quelle ruée sur les banques de Londres, “ entraverait sérieusement une nation désireuse de rassembler les capitaux nécessaires à la conduite d’une grande guerre ”.
Le 22 mai 1914, Basil Blackett, un officiel de haut rang du Trésor britannique, produisit un autre rapport confidentiel adressé à Lloyd George. Ce rapport traitait de “ l’effet d’une guerre sur nos réserves d’or ”. Blackett écrivait :
Il est naturellement impossible de prévoir clairement l’effet d’une guerre européenne généralisée dans laquelle l’essentiel des pays du continent de même que la Grande-Bretagne seraient engagés, laissant seulement New York (en supposant la neutralité des États-Unis) parmi les grands marchés financiers disponibles du monde à partir duquel l’or pourrait être attiré vers les champs de bataille.
Aussi étonnante, au vu de la décision anglaise d’entrer en guerre ce 4 août fatidique, était la lettre de sir George Paish adressée à Lloyd George et datée du samedi 1er août 1914 à deux heures du matin :
Monsieur le Chancelier, cher Monsieur,
Le système de crédit sur lequel les affaires de ce pays reposent est complètement anéanti et il est de la plus haute importance que des mesures soient prises pour réparer ces dommages sans délai ; autrement, nous ne pouvons espérer financer une grande guerre, si à son tout début, nos plus grandes maisons sont forcées à la banqueroute.(2)
Le paiement en espèces (lingots d’or et d’argent) fut promptement suspendu par la Banque d’Angleterre, en s’appuyant sur le Bank Act de 1844. Cette décision plaça de grandes quantités d’or dans les mains de la Banque d’Angleterre, afin que le gouvernement britannique puisse financer le ravitaillement et le matériel approvisionnés pour mener la guerre déclarée peu avant à l’Allemagne. Au lieu d’or, les citoyens britanniques récupérèrent des billets de la Banque d’Angleterre en tant que moyen de paiement légal pour la durée de la période d’urgence. Dès le 4 août, l’establishment financier britannique était prêt pour la guerre.
Mais comme nous allons le voir, l’arme secrète qui devait apparaître plus tard était la relation spéciale qu’entretenait le Trésor de Sa Majesté avec le syndicat bancaire new-yorkais de Morgan.
Le pétrole dans la Grande Guerre
Entre le début des combats en 1914 et 1918 année où ils se terminèrent, le pétrole était devenu le levier indiscuté d’une révolution de la stratégie militaire. À l’âge du combat aérien, des tanks et des flottes rapides, un approvisionnement abondant et sécurisé du nouveau combustible était devenu chaque jour plus indispensable.
Dans les mois qui précédèrent août 1914, les Affaires étrangères étant dirigées par sir Edward Grey, la Grande-Bretagne précipita ce qui devait devenir la guerre la plus sanglante et la plus destructrice de l’histoire moderne. Selon les statistiques officielles, le nombre de morts directement ou indirectement dus à la guerre, se situait entre 16 000 000 et 20 000 000 dont la grande majorité, plus de 10 000 000 étaient civils. L’Empire britannique lui-même déplora plus de 500 000 morts et près de 2 500 000 blessés pendant cette guerre de quatre ans qui devait être “ la der’ des der’ ”.
On évoque pourtant rarement le fait que bien avant 1914, les objectifs stratégiques géopolitiques de la Grande-Bretagne n’impliquaient pas seulement l’écrasement de son grand rival industriel allemand, mais aussi, par le moyen de la conquête, la garantie d’un contrôle britannique incontesté sur ces précieuses ressources pétrolières qui depuis 1919 s’étaient imposées comme la matière première stratégique indispensable au développement économique. Ces ambitions faisaient partie du “ Grand Jeu ” qui devait mener à la création d’un Empire britannique transfiguré, dont l’hégémonie resterait indiscutée pour le reste du siècle, pilier d’un nouvel ordre mondial mené par la Grande-Bretagne.
L’étude des principaux théâtres de la guerre de 1914-18 révèle à quel point la sécurisation des approvisionnements pétroliers était déjà au centre des préoccupations militaires. Au cours de la guerre, la mobilité des actions militaires avait été prodigieusement accrue grâce au pétrole. Sous le commandement du maréchal von Mackensen, la campagne allemande de Roumanie avait eu pour objectif prioritaire l’unification, sous l’égide d’un combinat pétrolier unique, – la Steaua Romana (l’Étoile roumaine) –, de toutes les ressources de production pétrolière et des oléoducs auparavant répartis entre Anglais, Hollandais, Français et Roumains. Pendant la guerre, la Roumanie fut la seule source d’approvisionnement garantie pour toutes les forces aériennes, les tanks et les sous-marins allemands. La campagne britannique des Dardanelles qui se solda par la désastreuse défaite de Gallipoli, avait été entreprise pour sécuriser l’approvisionnement pétrolier en provenance des champ pétrolifères russes de Bakou pour soutenir l’effort de guerre anglo-français. Le sultan ottoman avait en effet décrété l’embargo sur les navires transportant du pétrole russe via les Dardanelles.
En 1918, les riches champs pétrolifères russes de Bakou situés au bord de la mer Caspienne étaient l’objet d’efforts politiques et militaires intenses de la part de l’Allemagne mais aussi de la Grande-Bretagne qui les occupa préventivement pendant quelques semaines critiques, interdisant ainsi au général allemand Staff l’accès à des ressources pétrolières vitales. Le blocage de Bakou fut le dernier coup décisif contre l’Allemagne qui demanda la paix quelques semaines plus tard, seulement quelques mois après qu’il eut semblé que l’Allemagne avait triomphé des forces alliées. Le pétrole avait prouvé qu’il était au centre de la géopolitique.
Vers la fin de la première guerre mondiale, aucune puissance majeure ne doutait plus de l’importance primordiale de l’approvisionnement pétrolier pour le futur de la sécurité militaire ou économique. À la fin de la guerre, plus de 40 % de la flotte navale anglaise était propulsée au pétrole. En 1914, au début de la guerre, l’armée française disposait de 110 camions, 60 tracteurs et 132 avions. En 1918, quatre ans plus tard, les chiffres étaient de 70 000 camions, 12 000 avions tandis que les Britanniques et dans les derniers mois les Américains, engageaient au combat 105 000 camions et plus de 4 000 avions. L’offensive finale anglo-franco-américaine sur le front occidental consomma la quantité stupéfiante de 12 000 barils de pétrole par jour.
En décembre 1917, l’approvisionnement français en pétrole était devenu tellement déficient que le général Foch pressa le président Clemenceau d’adresser un appel urgent au président Woodrow Wilson. “ Un défaut d’approvisionnement pétrolier causerait la paralysie immédiate de nos armées et pourrait nous forcer à une paix défavorable aux Alliés ”. Clemenceau écrivit à Wilson :
La sécurité des Alliés est en jeu. Si les Alliés ne souhaitent pas perdre la guerre, alors, au moment de la grande offensive allemande, il ne doivent pas laisser la France manquer d’un pétrole qui lui est aussi nécessaire que le sang dans les batailles à venir.
La Standard Oil de Rockefeller répondit à l’appel de Clemenceau en assurant aux forces du maréchal Foch un indispensable approvisionnement en pétrole. Manquant d’un approvisionnement roumain suffisant et interdits d’accès à Bakou, les camions bloqués ne purent acheminer le pétrole vers les forces allemandes qui furent incapables de mener l’offensive finale de 1918, malgré l’accord germano-russe de cessation des hostilités conclu à Brest-Litovsk.
Lord Curzon, le ministre britannique des Affaires étrangères, commentait assez justement :
Les alliés allèrent à la victoire sur une mer de pétrole… Au début de la guerre, le pétrole et ses dérivés commencèrent à figurer parmi les moyens principaux par lesquels ils [les Alliés] pourraient conduire et gagner la guerre. Sans pétrole, comment auraient-ils pu assurer la mobilité de la flotte, le transport de leurs troupes, ou la fabrication d’explosifs variés ?
À l’occasion d’un dîner de la victoire tenu le 21 novembre 1918, dix jours après que l’armistice eut conclu la guerre, le sénateur français Henry Bérenger, directeur du Comité Général du Pétrole en temps de guerre déclara que le pétrole était “ le sang de la victoire. L’Allemagne avait trop misé sur sa supériorité en acier et en charbon, sans tenir suffisamment compte de notre supériorité en pétrole. ” (3)
Avec l’essor du rôle du pétrole dans la conduite de guerre, nous allons à présent suivre le fil de la réorganisation versaillaise d’après guerre, en portant une attention particulière sur les objectifs britanniques.
La création par la Grande-Bretagne de la Ligue des Nations par le biais de la Conférence de Paix de Versailles en 1919 avait été le moyen de doter d’une façade de légitimité internationale une brutale prise de possession impérialiste de territoire. Pour l’establishment financier de la City, les centaines de milliers de vies britanniques perdues était un prix apparemment faible à payer pour pouvoir dominer le développement économique du monde à venir par le contrôle des matières premières et particulièrement de la nouvelle ressource qu’était devenue le pétrole.
La guerre secrète des Anglais en Orient
Rien mieux que l’accord secret signé en 1916, au plus fort de la bataille, ne démontre les objectifs cachés des puissances alliées contre les puissances centrales regroupées autour de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et de la Turquie ottomane lors de la guerre de 1914-1918. Les signataires en étaient la Grande-Bretagne, la France et plus tard l’Italie et la Russie tsariste. Dénommés d’après les deux officiels, français et britannique, rédacteurs du document, les accords Sykes-Picot annonçaient le parjure et l’intention britannique de s’assurer après la guerre le contrôle des potentiels pétroliers sous-exploités du golfe Arabe.
Tandis que la France et l’Allemagne étaient occupées à s’entretuer dans une boucherie sanglante et inutile le long de la ligne Maginot, la Grande-Bretagne déplaçait plus de 1 400 000 de ses soldats, un nombre étonnant, vers le théâtre oriental.
La justification officielle de l’engagement extraordinaire de ses ressources en hommes et en matériels pourtant rares vers les confins de la méditerranée et du golfe Persique était le renfort des capacités de combat de la Russie contre les puissances centrales, ce qui devait permettre d’exporter le blé russe à travers les Dardanelles vers l’Europe occidentale, où la demande en était pressante.
Ce n’était pourtant pas la véritable raison. Après 1918, la Grande-Bretagne continua de maintenir près d’un million de soldats stationnés à travers le Moyen-Orient. Le golfe Persique était devenu un “ lac britannique ” dès 1919. Les Français en colère protestèrent faiblement contre le fait que des millions des leurs étaient blessés sur le front occidental pendant que la Grande-Bretagne profitait de l’impasse pour remporter des victoires contre l’Empire turc affaibli. La France avait perdu presque 1 500 000 soldats et 2 600 000 autres étaient gravement blessés.
En novembre 1917, à la suite de la prise de pouvoir par les Bolcheviks, les communistes léninistes découvrirent dans les archives du ministère tsariste des Affaires étrangères, un document secret qu’ils rendirent rapidement public. C’était le plan des grandes puissances visant au dépeçage de l’ensemble de l’Empire ottoman après la guerre, pour en distribuer les meilleurs parts aux vainqueurs. Le détail en avait été mis au point en février 1916 et secrètement ratifié par les gouvernements respectifs en mai 1916. Le monde dans son ensemble ne savait rien de cette occulte diplomatie de guerre. Du côté britannique, le document avait été préparé par sir Mark Sykes, le conseil en Affaires orientales du secrétaire d’État à la guerre, lord Kitchener de Khartoum. Ce document prévoyait de garantir l’assentiment français face à un détournement massif des forces britanniques du théâtre d’opération européen vers le Moyen-Orient. Pour arracher cette concession française, Sykes avait été autorisé à promettre pour l’après-guerre, des concessions notables dans la portion arabe de l’Empire ottoman à Georges Picot, le négociateur français ancien consul général à Beyrouth.
La France devait récupérer le contrôle effectif de ce qui était appelé la “ zone A ”, englobant la grande Syrie (Syrie et Liban), les villes principales de l’intérieur, Alep, Hama, Homs et Damas, de même que Mossoul, ville riche en pétrole du Nord-Est et aussi les concessions alors détenues par la Deutsche Bank par le biais de la Turkish Petroleum Gesellschaft. Ce contrôle français reconnaissait formellement une soi-disant “ indépendance ” des Arabes vis-à-vis de la Turquie sous l’égide d’un “ protectorat ” français.
Dans le cadre des accords Sykes-Picot, la Grande-Bretagne contrôlait la “ zone B ” située au Sud-Est de la région contrôlée par la France, dans ce qui est aujourd’hui la Jordanie et à l’est, l’essentiel de l’Iraq et du Koweït, y compris Bassorah et Bagdad. Plus encore, la Grande-Bretagne récupérait les ports de Haïfa et de Saint-Jean-d’Acre ainsi que le droit de créer une voie de chemin de fer depuis Haïfa, à travers la zone française jusqu’à Bagdad et de l’utiliser pour le transport de ses troupes.
À l’Italie était promise une importante section de la côte montagneuse de l’Anatolie turque et les îles du Dodécanèse, tandis que la Russie tsariste devait recevoir les zones de l’Arménie ottomane et le Kurdistan au Sud-Ouest d’Erevan.(4)
Les divisions arbitraires créées par les Britanniques qui perdurent de nos jours pour l’essentiel, parmi lesquelles il faut compter la création d’une Syrie et d’un Liban sous “ protectorat ” français, la Transjordanie, la Palestine (Israël), l’Iraq et le Koweït en tant qu’entités britanniques, sont issues de ces paragraphes secrets des accords Sykes-Picot. La Perse, comme nous l’avons vu, était de fait sous contrôle britannique depuis 1905 et l’Arabie saoudite était alors négligée par les intérêts stratégiques britanniques qui commettaient ainsi l’une de leurs plus graves bévues, comme ils devaient le réaliser plus tard à leur grande consternation.
Suite à sa relative faiblesse consécutive à l’expédition désastreuse de Gallipoli en 1915, la Grande-Bretagne avait été forcée de céder à la France les concessions pétrolières de Mossoul en plus de la reconnaissance des revendications antérieures des Français sur le Levant. Mais la perte par la Grande-Bretagne de ces richesses pétrolières n’était qu’une esquive tactique dans ses desseins à long terme de domination des approvisionnements pétroliers mondiaux, comme nous allons le voir.
“ Vendre deux fois le même cheval ”
Quand les détails de l’accord secret Sykes-Picot furent rendus publics, le plus grand embarras pour la Grande-Bretagne provenait des promesses simultanées et directement contradictoires que les Britanniques avaient faites aux dirigeants arabes pour s’assurer de leur révolte contre les Turcs pendant la guerre.
La Grande-Bretagne s’était attaché l’irremplaçable assistance militaire des forces arabes sous le commandement de chérif Hussein ibn Ali, l’émir hachémite de la Mecque et gardien des Lieux Saints de la Mecque et de Médine. La Grande-Bretagne avait assuré aux forces arabes qui servaient sous le commandement de T.E. Lawrence (“ Lawrence d’Arabie ”) que la récompense de leur aide pour défaire les Turcs serait l’indépendance et la souveraineté arabes pleines et entières. Ces promesses figuraient dans une série de lettres de sir Henry Mac Mahon, le haut commissaire britannique en Égypte, adressée au chérif Hussein de la Mecque, alors autoproclamé chef des Arabes.
À l’époque, Lawrence était pleinement conscient de la tromperie des Britanniques envers les Arabes. Comme il l’admit quelques années plus tard dans ses mémoires,
Je risquai la fraude avec la conviction que l’aide des Arabes était nécessaire à notre victoire rapide et à peu de frais à l’Est et qu’il valait mieux gagner en se défaussant de nos promesses plutôt que perdre… La motivation arabe était notre levier principal pour gagner la guerre orientale. C’est pourquoi je les assurai que la Grande-Bretagne honorerait ses engagements selon la lettre et l’esprit. Avec cette assurance, ils accomplirent des exploits ; mais bien sûr, au lieu d’être fier de nos réalisations communes, j’en étais continuellement et amèrement honteux.(5)
La perte de 100 000 vies arabes était partie prenante de la “ victoire rapide et à peu de frais ”. La Grande-Bretagne désavoua rapidement sa promesse dans une manœuvre pour s’approprier les vastes richesses politiques et pétrolières du Moyen-Orient arabe.
Et pour comble de parjure, une fois que la publication des accords Sykes-Picot eut révélé les engagements contradictoires de la Grande-Bretagne vis-à-vis de la France au Moyen-Orient, les deux puissances publièrent le 7 novembre 1918 une nouvelle déclaration commune, quatre jours avant que l’armistice européen ne conclue la guerre avec l’Allemagne. La nouvelle déclaration insistait sur le fait que la Grande-Bretagne et la France combattaient pour “ l’émancipation complète et définitive des peuples opprimés pendant si longtemps par les Turcs et pour l’établissement de gouvernements et d’administrations nationaux qui tiendraient leur autorité de l’initiative et du libre choix de leurs populations indigènes ”.(6) Ce noble résultat ne devait pas advenir. Une fois les engagements solennels de Versailles signés, la Grande-Bretagne forte de ses troupes avoisinant le million de soldats dans la région, étendit sa suprématie militaire aux zones françaises du Moyen-Orient.
Dès le 30 septembre 1918, la France s’alignait sur les conditions britanniques pour créer les “ zones d’occupation militaire temporaire ”. Par cet accord, les Britanniques occupaient la Palestine turque sous l’empire de “ l’Administration des territoires ennemis occupés ”, agrandissant d’autant la sphère britannique.
Après la fin de la guerre en Europe et reconnaissant l’impuissance française à déployer des troupes suffisantes dans les zones qui lui étaient attribuées, la Grande-Bretagne offrit généreusement d’en assurer la haute garde militaire et administrative. C’est ainsi que le général Edmund Allenby, commandant en chef de la force expéditionnaire égyptienne, devint de fait le dictateur militaire de tout le Moyen-Orient arabe, sphère française incluse. En décembre 1918, lors d’une discussion privée à Londres, le Premier ministre britannique Lloyd George exprima à Clemenceau que la Grande-Bretagne voulait que la France rattache “ Mossoul à l’Iraq et la Palestine de Dan à Beersheba sous contrôle britannique ”. En retour, la France était assurée de ses autres revendications sur la Grande Syrie, de la moitié du produit de l’exploitation du pétrole de Mossoul et de la garantie d’un soutien britannique en Europe pendant la période d’après guerre, au cas où la France devrait “ répondre ” à une action allemande sur le Rhin.(7) Ces arrangements devaient fixer le décor pour le déroulement des événements profondément tragiques qui devaient suivre, comme nous allons le voir.
L’étrange lettre d’Arthur Balfour à lord Rothschild
Les desseins britanniques pour remanier la carte économique et militaire de l’Empire ottoman incluaient un élément nouveau d’autant plus extraordinaire que la plupart des avocats influents pour la création d’un foyer juif en Palestine, y compris Lloyd George, étaient des Britanniques “ sionistes non-juifs ”. (8)
Le 2 novembre 1917, pendant les jours les plus sombres de la Grande Guerre, alors que l’effort de guerre russe au côté de l’alliance anglo-française s’effondrait dans le chaos économique et la prise de pouvoir par les Bolcheviks et que la puissance américaine n’était pas encore complètement engagée sur le théâtre européen aux côtés des Britanniques, Arthur Balfour, secrétaire britannique aux Affaires étrangères, adressa la lettre suivante à lord Walter Rothschild, représentant de la Fédération anglaise des sionistes :
Cher lord Rothschild, J’ai le plus grand plaisir à vous adresser, pour le compte du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration suivante qui est en sympathie avec les aspirations sionistes et qui a été soumise au Cabinet et approuvée par lui :
Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine et emploiera tous ses efforts pour la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non-juives existantes en Palestine, ou aux droits et statuts politiques dont jouissent les Juifs de tous les autres pays ” Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste. Votre sincèrement, Arthur James Balfour.(9)
Cette lettre fut la base sur laquelle, après 1919, un mandat de la Ligue britannique des Nations fut établi sur la Palestine, mandat qui servit de cadre directeur pour procéder à des changements territoriaux aux conséquences mondiales. La référence presque anodine de Balfour et du Cabinet aux “ communautés non-juives existantes en Palestine ” était une référence aux Palestiniens arabes qui comptaient alors pour plus de 85 % de la population ; en 1917, moins de un pour cent des habitants étaient juifs.
Il est à noter que la lettre était un échange entre deux amis proches. Balfour et Rothschild étaient tous deux membres d’une faction impérialiste montante en Grande-Bretagne, qui travaillait à établir un empire pérenne et mondial, fondé sur des méthodes sophistiquées de contrôle social.
Il est également remarquable que lord Rothschild se soit exprimé, non pas comme le chef de n’importe quelle organisation internationale de communautés juives, mais bien plutôt en tant que membre de la Fédération sioniste britannique dont le président était Chaïm Weizmann. L’argent de Rothschild avait fondé cette organisation et avait subventionné l’émigration de centaines de Juifs en Palestine, qui depuis 1900 fuyaient la Pologne et la Russie par le moyen de l’association juive de colonisation de laquelle lord Rothschild était le président à vie. La Grande-Bretagne offrait généreusement un territoire éloigné de ses côtes, pendant qu’au même moment, elle était loin d’être aussi bienveillante pour accueillir les Juifs persécutés réfugiés sur ses propres côtes.
Mais plus que l’évidente hypocrisie de l’échange Balfour-Rotschild, le Grand Jeu britannique, lisible à l’arrière-plan de la note de Balfour était remarquable. Il n’est pas sans intérêt de noter que la localisation géographique du nouveau foyer juif parrainé par la Grande-Bretagne se situait dans l’une des zones les plus stratégiques, le long de l’artère principale de l’Empire britannique élargi d’après 1914, qui était aussi une zone sensible sur la route des Indes mais également en relation avec la nouvelle zone pétrolifère arabe récemment conquise sur la Turquie ottomane. L’installation d’une minorité juive sous protectorat britannique en Palestine, argumentait Balfour et d’autres à Londres, donnerait à Londres des possibilités stratégiques d’une importance énorme. C’était, pour le moins, une manœuvre cynique de la part de Balfour et de son entourage.
Balfour soutient le nouveau concept d’empire
Vers le début des années 1890, un groupe de l’élite britannique, initialement issu des instituts huppés d’Oxford et de Cambridge, formèrent ce qui devait devenir le réseau politique le plus influent du demi-siècle à venir et au-delà. Ce groupe démentait formellement son existence, mais on peut retrouver ses traces dans les milieux à l’origine d’un nouveau journal impérial, la Table Ronde (The Round Table), fondé en 1910.
Ce groupe pensait qu’un nouveau système d’empire mondial, plus subtil et plus efficace, était nécessaire pour élargir l’hégémonie de la culture anglo-saxonne pour les temps à venir.
Initialement, le groupe de la Table Ronde comme il était quelque fois appelé, était explicitement anti-allemand et pro-empire. En août 1911, trois ans avant que la Grande-Bretagne ne déclare la guerre contre l’Allemagne, Philip Kerr (lord Lothian) qui était un homme influent, écrivait dans La Table Ronde :
Il y a maintenant deux codes de moralité internationale, le britannique ou anglo-saxon et le continental ou allemand. Les deux ne peuvent coexister. Si l’Empire britannique n’est pas assez puissant pour faire prévaloir véritablement des échanges loyaux entre les nations, les standards réactionnaires de la bureaucratie allemande triompheront et ce ne sera qu’une question de temps avant que l’Empire britannique lui-même ne soit la victime d’un hold-up international sur le modèle de l’incident d’Agadir. À moins que le peuple britannique ne soit assez fort pour empêcher des rivaux arriérés de l’attaquer avec une éventuelle chance de succès, ils devront accepter les standards politiques des puissances militaires agressives. (10)
Au lieu d’une occupation militaire coûteuse des colonies de l’Empire britannique, le groupe de la Table Ronde défendait une tolérance plus répressive, appelant à la création d’un “ Commonwealth of nations ” britannique. Les nations membres se verraient attribuer une illusion d’indépendance, ce qui permettrait à la Grande-Bretagne de réduire les coûts importants des occupations militaires lointaines, d’abord de l’Inde à l’Égypte et ensuite vers l’Afrique et le Moyen-Orient aussi bien. Le terme d’“ empire informel ” était quelquefois utilisé pour décrire ce changement.
Cette faction émergente était regroupée autour du Times, journal londonien influent, où s’exprimaient des personnalités telles que lord Albert Grey, le secrétaire aux Affaires étrangères, Arnold Toynbee, historien et membre des services secrets britanniques et aussi H. G. Wells, Alfred lord Milner du projet sud-africain et Halford J. Mackinder de la London School of Economics et initiateur d’une nouvelle discipline, la géopolitique. Le laboratoire d’idées principal qui s’était formée dans les couloirs de Versailles en 1919, devint le Royal Institute for International Affairs aussi appelé Chatham House.
L’idée d’une Palestine dominée par les Juifs, dépendante de l’Angleterre pour sa survie problématique, entourée par un groupe balkanisé d’États arabes chamailleurs, était partie prenante du concept de ce groupe promoteur d’un empire britannique renouvelé. Mackinder intervenant lors de la conférence de paix de Versailles, exposa la vision que son groupe d’influence avait du rôle que devrait jouer un protectorat britannique sur la Palestine dans le cadre du Grand Jeu qu’était la marche britannique vers un empire d’après guerre constitué autour d’une Ligue des Nations façonnée et dominée par la Grande-Bretagne.
Mackinder décrivit aussi le projet palestinien tel que le concevaient en 1919, les meilleurs esprits de l’establishment britannique :
Si l’île-monde [l’Eurasie] doit inévitablement être le siège principal de l’humanité sur ce globe et si l’Arabie en tant que passage terrestre depuis l’Europe vers les Indes et depuis le cœur-de-pays septentrional [l’Asie centrale] vers le cœur-de-pays austral [l’Afrique subsaharienne] reste prépondérante pour l’île-monde, alors la colline-citadelle de Jérusalem jouit d’une position stratégique par rapport aux réalités mondiales qui ne diffère pas essentiellement de sa position idéale dans la perspective médiévale, ou de sa position stratégique entre l’ancienne Babylone et l’Égypte.
Il notait :
Le canal de Suez convoie le trafic florissant entre les Indes et l’Europe à portée de n’importe quelle armée basée en Palestine et déjà, un chemin de fer interurbain est en voie de construction à travers la plaine côtière de Jaffa, qui reliera le sud au nord du cœur-de-pays.
Commentant l’importance particulière implicitement sous-jacente à la proposition que son ami Balfour avait adressée à lord Rothschild en 1917, Mackinder notait :
Le pouvoir national juif en Palestine sera l’un des plus importants résultats de la guerre. C’est un sujet sur lequel nous pouvons à présent nous permettre de dire la vérité… un foyer national au centre physique et historique du monde, devrait donner au Juif un rang …Il y a ceux qui essaient de distinguer entre la religion juive et la race juive, mais la représentation populaire de leur identité n’est certainement pas complètement fausse. (11)
Le grand dessein du groupe de la Table Ronde consistait à relier les vastes possessions coloniales anglaises, depuis l’Afrique du Sud riche des mines d’or et de diamant de Cecil Rhodes et de la Consolidated Gold Fields de Rothschild, jusqu’au nord de l’Égypte, avec sa route maritime primordiale à travers le canal de Suez et au-delà à travers la Mésopotamie, le Koweït, la Perse et jusque vers l’Inde plus à l’est.
La conquête britannique de la colonie allemande du Tanganyika (l’Afrique de l’Est allemande) en Afrique centrale en 1916, ne fut pas une bataille décisive dans une guerre visant à mener l’Allemagne vers la table des négociations, mais plutôt l’ajout d’un de ses principaux maillons à la chaîne du contrôle impérial britannique qui reliait le Cap de Bonne Espérance au Caire.
La grande puissance capable de dominer ce vaste ensemble contrôlerait les matières premières stratégiques les plus précieuses du monde, depuis l’or, étalon du commerce mondial, jusqu’au pétrole, qui en 1919 s’imposait comme la ressource énergétique de l’ère industrielle moderne.
Cette configuration demeure une réalité géopolitique aussi complètement valable pour les premières années du XXIe siècle qu’elle le fut en 1919. Disposant d’un tel contrôle, toutes les nations de la planète tomberaient sous le joug de l’Empire britannique. Jusqu’à sa mort en 1902, Cecil Rhodes fut le premier soutien financier de cette nouvelle élite du groupe de “ l’empire informel ”.
La guerre des Boers (1899-1902) était un projet de ce groupe, financé et personnellement promu par Rhodes en vue de garantir fermement le contrôle britannique sur les vastes richesses minérales du Transvaal, qui était à ce moment sous le contrôle de la minorité Boer d’origine hollandaise. La guerre elle-même, pour laquelle Winston Churchill prit parti publiquement, fut précipitée par Rhodes et Alfred Milner et d’autres de leur groupe, dans le but de ramener sous contrôle britannique ce qu’on pensait être la région aurifère la plus riche du monde.
Le Transvaal était le lieu de la plus grande découverte aurifère depuis la ruée vers l’or californienne de 1848 et sa conquête était essentielle pour assurer la pérennité de l’étalon-or britannique et de Londres en tant que capitale du système financier mondial. Lord Milner, Jan Smuts et Rhodes appartenaient tous à cette faction du nouvel empire qui, dans le cadre du Grand Jeu, défit les Boers pour créer l’Union sud-africaine.(12)
Vers 1920, les Britanniques avaient réussi à assurer leur ferme contrôle sur toute l’Afrique australe, y compris la partie située au sud-ouest auparavant allemande, aussi bien que sur les richesses pétrolières nouvellement découvertes de l’ex-Empire ottoman. Ils y étaient arrivés par une présence militaire, des promesses contradictoires et l’établissement d’un protectorat britannique sur la Palestine en tant que nouveau foyer juif. Mais tous les comptes n’étaient pas réglés en 1920 : l’Empire britannique était sorti de la guerre aussi ruiné qu’il y était entré, si ce n’est plus.