El Cerrejon : à qui profite l’exploitation du charbon colombien? (1/4)

La Colombie fournit des matières premières depuis l’époque coloniale, et elles ne sont toujours pas épuisées. Elles proviennent du sous-sol et des champs. Aujourd’hui du charbon, hier du café. Cette année, El Cerrejon, sa plus grande mine de charbon, fête ses 30 ans malgré les retombées négatives de cette course à l’exploitation subies par ses travailleurs, son voisinage et la nature environnante. Alors qu’on pourrait penser que le charbon est une source d’énergie du passé, le charbon colombien reste une des principales sources d’énergie de nos centrales électriques européennes. Dans ce dossier en 4 parties, un fil rouge : dilemmes et choix douloureux autour d’une course aux matières premières et à la croissance dans l’espoir de sortir du schéma colonial où tout est axé sur l’exportation.

 

 

El Cerrejon souffle ses 30 bougies aujourd’hui. En trente ans, cette mine du nord de la Colombie s’est imposée comme le plus gros producteur de charbon d’Amérique Latine. Et son expansion ne connaît pas de limites, El Cerrejon ambitionne de produire annuellement 40 millions de tonnes pour les vendre à des centrales électriques européennes. La mine exporte la richesse minérale du pays et laisse derrière elle un vrai gâchis. Car le géant n’a que mépris pour les travailleurs de la mine et ses voisins proches.

La petite ville minière d’Albania est saturée de taxis. À mon avis, il y a ici un taxi pour trois habitants. Quand Ramon (nom d’emprunt) a été remercié, il s’est acheté un scooter avec sa prime de licenciement. Tout le monde le fait. Si vous êtes sans travail et qu’il vous reste un peu d’argent, vous l’investissez dans un vélomoteur ou un tuk-tuk à deux places, avec capote et petites portières latérales. Il n’y a pas d’autre travail à Albania. Pourtant, El Cerrejon, ’la plus grande mine de charbon d’Amérique Latine’ est à deux pas. Vous vous diriez : ici, il y a du travail. Mais à El Cerrejon, on ne pense pas de cette façon.

Ramon a travaillé dix-sept ans à El Cerrejon. Pas comme mineur, mais dans les cuisines, pour la firme Aramark qui a assuré durant des années le catering des cantines d’El Cerrejon. Il y a un an environ, El Cerrejon a remplacé la firme de catering par Sodexo. Les entreprises minières renforcent leur stabilité, mais elles se jouent de leurs travailleurs. Cela a mené à ’un masacre laboral’, une coupe claire dans l’emploi. Sodexo n’a gardé dans les cuisines que le cinquième du personnel et a réduit les salaires au minimum, 600.000 pesos colombiens, soit environ 200 euros par mois.

El Cerrejon et Sodexo se sont débarrassés en même temps de Ramon et de ses amis, des syndicalistes qui avaient créé un syndicat chez Aramark. D’après Ramon, une liste noire de militants syndicaux circule à El Cerrejon, et parmi les sous-traitants. Ils ne trouvent plus de travail nulle part. Ramon s’est donc vu contraint de rejoindre l’armada des taxistas d’Albania, qui sont soi-disant leur propre patron. “Récemment encore, nous avons organisé une caravane de protestation avec les taximen”, dit Ramon, “contre le chômage. Nous étions 150. Nous nous connaissons pratiquement tous. Nous avons presque tous travaillé pour la mine”.

 

Un gâchis soigneusement camouflé

 

El Cerrejon, mineria responsable, l’entreprise se qualifie elle-même de charbonnage responsable. Elle ouvre fièrement ses portes aux visiteurs. Devant le centre d’information, nous grimpons dans un autocar et entamons une excursion promotionnelle d’une heure et demie sur le territoire d’El Cerrejon. La plupart des passagers sont des écoliers en voyage scolaire. L’autocar suit un circuit parallèle, car les pistes principales sont réservées aux impressionnants méga-tombereaux capables de transporter jusqu’à 320 tonnes. Les tombereaux font sensation. Chaque fois qu’un de ces colosses sur roues passe, caméras et smartphones se déchaînent, même si nous ne les voyons qu’à demi, les fenêtres de l’autocar sont à moitié couvertes de film. Pendant ce temps, le guide nous raconte des anecdotes : on pulvérise sans relâche de l’eau pour faire retomber la poussière de charbon, la mine fête son trentième anniversaire mais son permis d’exploitation court jusqu’en 2034.

C’est donc d’ici, qu’est extrait le ’meilleur charbon’ du monde, dans cinq puits gigantesques. Depuis le premier coup de pioche dans les années 1980, El Cerrejon a choisi sa technique : pas de puits souterrains mais une exploitation à ciel ouvert.

L’autocar s’arrête d’abord devant un puits où l’on observe une très faible activité. Des véhicules sont à l’arrêt dans le fond. Quelques camions remontent la pente. Depuis une plateforme, nous pouvons contempler ce vide un quart d’heure durant. Mais le but essentiel de la visite est un autre site qui n’a rien à voir avec l’exploitation minière. C’est un point de vue avec tour en bambou, au milieu d’une zone verte de 3500 hectares où rien ne s’entend du vacarme industriel, les oiseaux gazouillent.

Un nouveau bois a recouvert l’ancien site minier. ’Nous réparons la terre’, proclame un large panneau. D’après le guide, c’est ainsi que la mine agit chaque fois qu’un puits géant est épuisé. Le site est recouvert et rendu à la nature. Dès le début des années 1990, les premières zones ont été reverdies, notamment le Predio Manantial et le Predio Caracoli. Mais une fois encore, les apparences sont trompeuses, un paysage minier ne redevient jamais comme avant. Les feuillus ne parviennent pas à s’enraciner solidement ici, le sol est trop meuble. Les arbres tombent inéluctablement avant d’avoir poussé de 40 mètres. Mais de cela, le guide ne parle.

 

Des horaires de travail insensés

 

Le travail est aussi gris que les propos sont verts. Si les visiteurs pouvaient parler avec les mineurs, ils rectifieraient bien vite l’image qu’ils ont de l’entreprise. Malheureusement, ce genre de rencontre n’est pas prévu au programme. Mais le hasard fait bien les choses. Un jour, je suis assis dans le bus à côté d’Alberto – à nouveau un nom d’emprunt – qui conduit des pelles hydrauliques à El Cerrejon. Cela fait près de dix ans qu’il a été embauché. Il habite la petite ville de Riohacha, le long de la côte, à une heure de route du boulot. Son horaire de travail est mortel, ’matador’ : “Je me lève à 4 heures, à 5h25, je suis à l’entrée de la mine, à 6h je monte dans la cabine de l’engin et je commence mon shift, qui dure jusqu’à 18 heures”. Pendant ce shift de 12 heures, Alberto peut prendre 30 minutes de pause en tout, “pour les besoins naturels”.

Via Sintracarbon, le syndicat des mineurs d’El Cerrejon, où je rencontre d’autres mineurs comme Leandro ; nous discutons à la terrasse d’un café, le long de la route bruyante et poussiéreuse de Cuestecitas, un hameau d’Albania. Il est truck operator et fait encore un tas de choses en plus. Leandro a presque une carrière complète à El Cerrejon. Il conduit des 240 ou 320 tonnes et transporte des débris de roche et de la pierraille. Tout le monde travaille par shifts de 12 heures, dit Leandro. Mais comme la mine de charbon ne prend jamais de vacances, le service Human Resources impose des horaires démentiels : 4-4 (4 postes de jour, 4 postes de nuit, quelques jours de repos), 2-1-2-3 (1 poste de jour, 1 poste de nuit, 1 jour de repos, 1 poste de jour, 1 poste de nuit, 3 jours de repos) ou 10-5 (5 postes de jour, 5 postes de nuit, 5 jours de repos). Il n’est guère surprenant que les gens craquent à ce régime à El Cerrejon.

Les performances de chaque opérateur sont mesurées en permanence. “Les mouvements que font ton engin, combien tu charges, combien de temps tu es à l’arrêt, tout est enregistré dans ma cabine”, dit Leandro. Et les contremaîtres les jugent là-dessus. “La pression est constante”, dit Leandro. S’il est moins performant, on lui tombe dessus.

Il arrive ainsi que Leandro déplace 12.000 tonnes ou plus en une journée, “alors, je remplis un train à moi tout seul”, dit-il. El Cerrejon a son propre train de marchandises, de la mine à Puerto Bolivar, 150 km plus loin. Chaque train compte en moyenne 107 wagons de 110 tonnes chacun, et transporte donc près de 12.000 tonnes de charbon jusqu’au port. Chaque jour, 8 à 9 trains quittent la mine. À Puerto Bolivar, le charbon est chargé dans des cargos à destination des marchés internationaux.

 

Déjà six ans de période d’essai

 

Au quartier général de Sintracarbon à Riohacha, le dirigeant syndical Orlando Cuello dresse la liste des irrégularités. “L’État est du côté des grandes entreprises”, déclare Cuello. Les entreprises ne sont pas légalement obligées de donner un emploi fixe à leurs ouvriers et elles font donc exactement le contraire ; “je connais des gens qui sont en période d’essai depuis 6 ans.” C’est un désert antisocial, et le désert avance. “El Cerrejon vient encore d’être condamné parce que la mine délègue les tâches essentielles à des sous-traitants. C’est interdit. Nous constatons aussi que des sous-traitants travaillent dans des installations d’El Cerrejon avec des véhicules d’El Cerrejon. Cela aussi, c’est interdit.” Mais aussi longtemps que la justice n’intervient pas, ces situations perdurent.

“La dernière condamnation concerne une plainte que nous avons introduite il y a six ans”, dit Orlando Cuello. Sintracarbon avait constaté à l’époque qu’El Cerrejon sous-traitait des travaux d’entretien (une tâche essentielle) à la firme Gecolsa qui les sous-traitait à son tour à la firme Dimantec. Un double outrage à la loi. Il a fallu attendre octobre 2016 pour que le tribunal se prononce, contre El Cerrejon. Mais Sintracarbon a encore cinq autres plaintes en cours.

El Cerrejon appartient à trois multinationales de format mondial : Glencore (Suisse), Anglo American (Grande-Bretagne-Afrique du Sud) et BHP Billiton (Grande-Bretagne-Australie). Chacune détient un tiers d’El Cerrejon. Ces propriétaires font des affaires pour gagner de l’argent. Par conséquent, le management exige une productivité maximale du personnel. Selon le syndicat Sintracarbon, le rythme épuisant est contraire à la loi colombienne. Mais la surexploitation est la règle. Le syndicat a perdu un procès concernant les horaires de 12 heures contre la compagnie minière South32, apparentée à BHP Billiton. Cela encourage d’autres patrons miniers à interpréter librement la loi, y compris à El Cerrejon.

La loi est une chose, la faire respecter en est clairement une autre. La stratégie d’El Cerrejon va en outre dans le même sens que celle du gouvernement colombien. Elle vise expressément à augmenter l’extraction et l’exportation de matières premières, parce que le pays en bénéficierait. Le management règle aussi le travail sur les tribulations et les perspectives du marché mondial. Un jour, les affaires vont bien ; le lendemain, elles vont moins bien.

Au début 2016, le grand patron d’El Cerrejon, Roberto Junguito, était encore inquiet quant aux perspectives. [1] Le prix du charbon était alors tombé à 40 USD la tonne, contre 100 USD cinq ans plus tôt. Et Junguito prévoyait même une nouvelle baisse à 32 USD en 2018. Essentiellement, déclarait-il, parce que la Chine a cessé d’importer 67 millions de tonnes de charbon. Mais le charbon a mauvaise réputation, et cela joue aussi. Le chauffage au charbon active le réchauffement climatique. À long terme, c’en est fini du charbon. Ce qui prime pour Roberto Junguito, c’est qu’El Cerrejon reste malgré tout compétitif et soit l’un des plus grands acteurs de son secteur.

En vue de ’renouer avec la rentabilité’, l’entreprise a établi les plans Compite-1 et Compite-2. Objectif : produire plus tout en abaissant les coûts. D’après le syndicaliste Orlando Cuello, ce sont les ouvriers d’El Cerrejon et les sous-traitants qui en font les frais. Quelque 300 firmes ont un contrat de sous-traitance à El Cerrejon.

Quand El Cerrejon a mis en œuvre le Compite-1 en 2014, l’entreprise a exigé que chaque sous-traitant baisse ses prix de dix pour-cent. Les sous-traitants ont licencié. Orlando Cuello : “Un travailleur permanent d’El Cerrejon gagne environ 2 millions de pesos (650 euros) par mois, tandis qu’un travailleur de Dimantec gagne moins de la moitié pour un travail parfaitement identique, environ 800.000 pesos (250 euros)”. C’est ainsi qu’on fait les comptes à El Cerrejon.

Pour rester compétitif, El Cerrejon fait produire plus de charbon par un nombre relativement moindre de personnes. La production a grimpé de 26 millions de tonnes en 2005 à 34,6 millions de tonnes en 2012 (une croissance de 33%) tandis que l’effectif permanent a augmenté de moins de 30%. Quand El Cerrejon a besoin de personnel supplémentaire, il l’obtient par le biais de la sous-traitance. La firme peut jongler très facilement avec eux. De 2008 à 2013, par exemple, l’effectif en sous-traitance a doublé. Mais en 2014, on a subitement resserré la vis. Le travail flexible à la sauce El Cerrejon. Selon le grand patron Roberto Junguito, on a ainsi réussi à diminuer les coûts de 155 millions de dollars sur deux ans de temps.

 

Texte traduit du néerlandais par Geneviève Prumont

 

Raf Custers est historien et journaliste, chercheur au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (GRESEA). Il est l’auteur de ” Chasseurs de matières primes “, un livre dérangeant qui dénonce une économie qui n’apporte pas le développement, mais qui parasite il travail, la nature, les pays du Sud. (disponible dans la boutique d’Investig’Action)

Source : Gresea (“Le géant El Cerrejon souffle ses 30 bougies“)

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