Hier icône révérée de la démocratie et des droits de l’homme, le prix Nobel de la paix 1991 partage désormais le pouvoir avec ses anciens geôliers militaires. Elle est inactive et silencieuse, au nom de la raison d’État et de la solidarité avec la majorité bouddhiste, face aux violences qu’inflige l’armée à la minorité musulmane des Rohingya.
L’exercice du pouvoir peut être un révélateur cruel pour les anciens opposants devenus dirigeants, même – et peut-être surtout – s’ils ont été l’objet d’un véritable culte. Aung San Suu Kyi, lauréate en 1991 du prix Nobel de la paix pour « son engagement en faveur de la démocratie et des droits de l’homme » en Birmanie, est accusée, un quart de siècle plus tard, par onze autres « Nobel de la paix » et une douzaine de personnalités internationales de passivité, sinon de complicité par le silence et l’inaction dans « la tragédie humaine, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité » dont est victime l’ethnie musulmane rohingya, dans le nord-ouest du pays.
Dans une lettre au président du Conseil de sécurité des Nations unies, datée du 29 décembre 2016, où elles demandent à l’ONU d’inscrire d’urgence cette crise à l’ordre du jour de ses travaux, ces personnalités reprochent à Aung San Suu Kyi, qui exerce aujourd’hui de facto les fonctions de premier ministre, de n’avoir pris, malgré leurs « appels répétés », « aucune initiative pour défendre les droits des Rohingya en leur assurant la citoyenneté ». « Mme Aung San Suu Kyi, soulignent-ils, est la dirigeante, elle a la responsabilité primordiale de diriger et de le faire avec courage, humanité et compassion. »
« Courage, humanité et compassion. » C’étaient les qualités mêmes que ses visiteurs et le comité Nobel reconnaissaient à la « Dame de Rangoon » pendant ses quelque trente années de lutte inlassable pour la démocratie, lutte à laquelle elle a sacrifié sa liberté, sa santé et jusqu’à sa famille. Pourquoi l’icône révérée, inflexible au point de résister à quinze ans d’assignation à résidence dans sa vieille demeure décrépie, se révèle-t-elle au pouvoir incapable de fidélité à ses idéaux démocratiques et à ses engagements de dissidente ?
La Birmanie, expliquent ses fidèles, n’est pas encore, malgré le triomphe de la Ligue nationale pour la démocratie aux élections de novembre 2015, en situation de démocratie, mais en phase de transition. Certes, la LND contrôle les deux chambres du Parlement. Aung San Suu Kyi est à la fois ministre des affaires étrangères et conseiller de l’État – c’est-à-dire premier ministre de fait. Mais l’armée détient toujours, en application de la constitution de 2008, 25 % des sièges des deux chambres, ainsi que les ministères de la défense, de l’intérieur et des frontières. Elle contrôle aussi – modeste copie du système indonésien – quelques entreprises industrielles, autrefois étatisées.
Ces atouts, décrits par un diplomate comme un « bunker constitutionnel », conjugués à ses effectifs démesurés – près de 500 000 hommes, renforcés par plus de 50 000 miliciens – et à une activité anti-insurrectionnelle incessante face aux rebellions persistantes de certaines minorités ethniques, donnent à son chef d’état-major, le général Min Aung Hlaing, un poids politique énorme. Ce qui ne laisse à Aung San Suu Kyi qu’une marge d’initiative modeste. Dont elle n’abuse d’ailleurs pas, hantée par la crainte d’ouvrir avec les militaires une crise qui mettrait en péril le processus de démocratisation du pays.
Même si elle peut être entendue, cette argumentation des partisans de « la Dame » n’explique pas tout. Et surtout, elle ne justifie en rien la poursuite d’une discrimination et d’une pratique de moins en moins inavouée de nettoyage ethnique à l’encontre des Rohingya. Politique qui a commencé bien avant la dictature militaire, à l’époque de la colonisation britannique, et qui a été endossée par tous les régimes successifs. Y compris hélas par l’actuel, c’est-à-dire le premier issu d’élections libres.
Originaires dit-on de Perse, de Turquie, d’Arabie ou des confins musulmans du sous-continent indien – l’ostracisme qui les frappe n’a pas facilité les recherches sur leurs origines –, ceux qu’on appelle aujourd’hui les Rohingya sont arrivés du Bengale oriental au début du XIXe siècle, poussés par les Britanniques qui cherchaient à s’en débarrasser vers l’Arakan, au nord-ouest de l’actuelle Birmanie.
D’abord minoritaires parmi les Arakanais bouddhistes, ces musulmans de langue bengalie – qui seraient aujourd’hui plus d’1,3 million en Birmanie et près d’un million en exil – se sont donné au milieu du siècle dernier, dans la ferveur des luttes nationalistes et anticolonialistes, le nom de “Rohingya” pour se démarquer des autres musulmans venus d’Inde, installés depuis des siècles en Birmanie et largement assimilés.
Ils sont désormais l’une des communautés minoritaires les plus faibles en nombre et la moins tolérée. Dans un pays où les bouddhistes représentent près de 90 % de la population et où les Bamars (Birmans bouddhistes) sont, de loin, le groupe ethnique le plus puissant avec près de 70 % de la population, les musulmans – parmi lesquels les Rohingya – ne représentent pas plus de 5 % des habitants de la Birmanie, rebaptisée Myanmar par les militaires.
Nationalisme birman, fanatisme bouddhiste
Certains spécialistes de la région imputent les dernières éruptions de colère de la communauté rohingya, réprimées avec sauvagerie par l’armée birmane, ses milices et des groupes de bouddhistes fanatisés, à l’influence en son sein de mouvements islamistes indonésiens, ou même du gouvernement malaisien. Pertinente ou non, cette donnée n’explique pas la dimension de la tragédie actuelle. Loin s’en faut.
Car c’est bien au nom du nationalisme birman, largement nourri par le bouddhisme et soutenu par les bonzes, que la dictature xénophobe et autarcique du vieux général Ne Win, obsédé de numérologie au point de changer la valeur des billets de banque, a décidé en 1982 de priver les Rohingya de la citoyenneté de l’Union birmane, ce qui les privait du même coup de la possibilité de travailler et d’avoir accès aux maigres services de l’État.
Désespérés, des milliers d’entre eux ont tenté de fuir vers le Bangladesh voisin, la Malaisie ou les provinces musulmanes de Thaïlande. Immigrants illégaux, ils y sont devenus la proie des trafiquants de main-d’œuvre. Ceux qui sont restés dans l’Arakan se sont rassemblés dans les trois agglomérations du nord de l’État, voisines du Bangladesh, ou dans les dizaines de camps de personnes déplacées où ils ont été regroupés « pour leur sécurité » par l’armée.
Ils seraient près de 140 000 dans ces camps, livrés aux sévices infligés par la police, les soldats, les extrémistes bouddhistes et la foule fanatisée par les bonzes. Des milliers ont été tués, la plupart depuis la vague de violences racistes qui a déferlé sur le pays en 2012, victimes de ces chasses aux musulmans.
De nombreux autres – mais ces non-citoyens n’entrent pas dans les statistiques – ont été victimes de tortures, de détentions arbitraires et de viols et la quasi-totalité des Rohingya ont été privés de toute liberté de mouvement, d’accès à la nourriture et à l’eau potable, de soins médicaux, de travail, d’éducation. « J’ai vu beaucoup de camps lorsque j’étais responsable des secours d’urgence de l’ONU, déclarait en 2012 le sous-secrétaire général des Nations unies pour les affaires humanitaires, en visite dans les camps d’Arakan, mais les conditions ici, sont parmi les pires. »
La plupart de ces camps, il est vrai, sont aménagés dans des secteurs inondables pendant la saison des pluies, manquent de latrines, de dépôts d’ordures, d’eau propre et sont cernés par de véritables égouts à ciel ouvert. Médecins sans frontières, qui fut le principal fournisseur d’aide médicale à près de 700 000 personnes dans le nord de l’État, en a été chassé par le gouvernement birman fin février 2014 pour avoir rendu publiques les violences dont venaient d’être victimes les Rohingya à Maungdaw.
Selon une étude du département de droit de l’université de Yale publiée en octobre 2015, peu avant les élections législatives birmanes, les atrocités perpétrées par les forces de sécurité, la police et des civils locaux à l’encontre des Rohingya semblaient répondre aux trois critères qui caractérisent le crime de génocide aux termes de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. Les victimes appartiennent à un groupe, tel que précisé par la Convention. Les actes perpétrés figurent dans la liste mentionnée par la Convention. Et ils ont été perpétrés avec l’intention de détruire le groupe, en partie ou en totalité.
« À la lumière de ces conclusions, écrivaient les auteurs du rapport, les Nations unies devraient adopter une résolution en vue d’établir une commission d’enquête sur la situation des droits de l’homme dans l’État Rakhine, au Myanmar. […] La commission devrait être chargée d’établir les faits et les circonstances, qui ensemble pourraient indiquer qu’un génocide a eu lieu ou est en train de se dérouler. Le mandat confié à la commission devrait lui assigner la tâche d’identifier les auteurs de ces crimes. »
Le secrétaire général de l’ONU et le Conseil de sécurité n’avaient pas retenu cette suggestion. Ils avaient pourtant entendu, le 19 novembre 2015, le conseiller spécial du secrétaire général pour la Birmanie, le diplomate indien Vijay Nambiar, rapporter que les opérations électorales s’étaient globalement déroulées dans « l’ordre et le calme », mais constater que la majeure partie des Rohingya (près de 700 000 selon Human Rights Watch) n’avaient pu participer.
Aung San Suu Kyi, elle, en dépit de sa victoire éclatante, était alors déjà critiquée par une frange du mouvement démocratique birman pour n’avoir désigné aucun Rohingya comme candidat de son parti et, surtout, pour être restée silencieuse pendant toute sa campagne électorale sur la discrimination et les violences dont ils étaient les victimes. Confrontée à la tâche colossale d’organiser les rapports harmonieux des sept régions et des sept États de l’Union birmane et de maintenir ou instaurer des cessez-le-feu durables avec les quinze groupes rebelles armés encore en activité aux confins du pays, « la Dame », avançaient alors ses amis, était hantée par le souvenir de son père assassiné alors qu’elle n’avait que deux ans.
« Point de rupture », selon Amnesty international
Figure du nationalisme birman et artisan historique de l’indépendance, le général Aung San, président de la Ligue antifasciste pour la liberté du peuple et chef du gouvernement de transition vers l’indépendance, avait payé de sa vie son projet de créer un État fédéral fondé sur la reconnaissance réciproque et la coexistence de la majorité birmane et des minorités ethniques. Le 19 juillet 1947, un groupe de tueurs à la solde d’un de ses rivaux l’avait abattu avec six de ses ministres en pleine réunion du gouvernement provisoire, avant même que son projet puisse être débattu.
Loin de relever le défi lancé il y a 70 ans par son père aux archaïsmes du pouvoir birman et à la domination qu’exerce le clergé bouddhiste sur la société comme sur le pouvoir politique, Aung San Suu Kyi semble avoir pris le parti d’accepter ou de se résigner à l’un et l’autre. Lorsqu’en octobre dernier, moins d’un an après son arrivée au pouvoir, l’armée a répondu par une vague de répression sanglante à l’assassinat de trois gardes-frontières par les combattants d’un groupe armé islamiste jusque-là inconnu, elle est demeurée silencieuse. Et rien, depuis, n’a pu tirer cette bouddhiste fervente de son silence.
Pourtant, elle ne peut plus invoquer comme autrefois le manque d’informations crédibles pour expliquer sa réserve. Même si un blocus, instauré par l’armée, empêche les journalistes de se rendre dans l’Arakan, Amnesty international a publié fin décembre 2016, après deux mois d’enquête, un rapport de 62 pages titré « Nous sommes au point de rupture ». Ce rapport ne laisse aucun doute sur les crimes commis impunément par l’armée birmane et ses supplétifs contre les Rohingya. Attaques de villages et liquidations aveugles, arrestations arbitraires et tortures, viols et violences sexuelles systématiques, stratégie de la terre brûlée avec incendie des habitations, des écoles et des mosquées, sont longuement décrits et documentés.
« Ces opérations, écrivent en conclusion les auteurs du rapport, semblent prendre pour cible, collectivement, les Rohingya sur la base de leurs caractéristiques ethniques et de leur religion. Les preuves réunies par Amnesty, montrent que les violations des droits de l’homme perpétrées par les forces de sécurité [birmanes] relèvent d’attaques systématiques et de grande envergure contre la population rohingya […] et pourraient constituer des crimes contre l’humanité. » La réaction du gouvernement birman a été « irréfléchie, contre-productive et insensible », estimait de son côté en décembre Zeid Ra’ad al-Hussein, commissaire aux droits de l’homme des Nations unies. Et dans leur lettre au Conseil de sécurité, les lauréats du prix Nobel de la paix constataient qu’une « tragédie humaine allant jusqu’au nettoyage ethnique et à des crimes contre l’humanité se déroule actuellement » [en Birmanie].
Et s’il fallait d’autres preuves encore pour attester de l’ampleur du désastre, le flux incessant des Rohingya qui, parfois au péril de leur vie, cherchent l’asile des pays voisins pour échapper aux massacres, pourrait en fournir par milliers. Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, près de 65 000 Rohingya se trouvaient à la date du 5 janvier dans les camps répertoriés, les campements improvisés ou les centres d’accueil de Cox’s Bazar, au sud du Bangladesh, où ils sont loin d’être les bienvenus. 22 000 d’entre eux étaient arrivés depuis moins d’une semaine.
Pour le gouvernement birman, qui s’appuie sur le rapport d’une commission d’enquête dirigée par un général, « la taille de la population musulmane ou la présence des mosquées prouvent qu’il n’y a pas eu de cas de génocide et de persécution religieuse ». Quant aux « allégations » de viols commis par des soldats, elles sont écartées par la commission, faute de « preuves suffisantes ».
Ces dénégations sont apparemment partagées par Aung Suu Kyi, qui au nom de la raison d’État et de la solidarité bouddhiste semble s’être désormais rangée aux côtés de ceux qui furent pendant près de trente ans ses geôliers…
Voir le rapport d’Amnesty International
Source: Mediapart
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